Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Gāndhī (Morhandas Karamchand) (suite)

Dans le même temps, on le verra faire succéder rapidement, trop rapidement même au gré de certains de ses partisans, à des périodes d’extrême tension un relâchement que les assurances reçues éventuellement des Britanniques ne justifiaient pas toujours. Pourquoi ? La plupart du temps parce que Gāndhī estimait que le peuple indien n’était pas encore mûr pour la non-violence et la désobéissance civile généralisées. Le seul lien entre toutes ces périodes reste l’action sociale, dont Gāndhī se préoccupera constamment.


Le mouvement svadeshi et le khādi

C’est peut-être par ce biais en apparence paradoxal que l’on peut avoir la meilleure approche de Gāndhī en Inde. En effet, on est là à la jonction des préoccupations du Mahātmā : le politique et le social. Lui-même écrira dans sa publication mensuelle Navajīvan : « Le rouet (chakra) est la plus importante de mes activités. »

En fait, le mouvement khādi (« pièce de coton filée ») doit être intégré dans l’ensemble beaucoup plus vaste du svadeshi (śva, soi-même, et desh, pays, région). Si l’on s’en tient à l’étymologie, le mouvement svadeshi peut être défini comme une manifestation de nationalisme économique, le slogan « achetez indien » pouvant assez sommairement le définir. Ce souci de valoriser la production indigène explique d’ailleurs, dans une large mesure, le soutien que les magnats de l’industrie indienne ne ménagèrent pas au Mahātmā, le nationalisme économique ouvrant à leurs produits un marché pauvre, mais comptant 300 millions de consommateurs.

Toutefois, en ce domaine, les motivations de Gāndhī étaient infiniment plus complexes : valoriser la production indienne, certes, mais aussi et surtout revivifier un artisanat villageois autrefois florissant et dont la conquête britannique avait grandement accéléré la décadence, quand elle ne l’avait pas provoquée. Certes, l’idée d’un tel boycott n’était pas neuve — Tilak en avait fait une de ses armes —, mais avec Gāndhī elle aura vite une tout autre dimension, la promotion du khādi devenant avec lui partie intégrante du nationalisme indien.

En donnant à une paysannerie pléthorique une source annexe de revenus, Gāndhī veut recréer l’ancienne autarcie économique des villages indiens, mais le khādi a, à ses yeux, d’autres avantages. Il valorise le travail manuel à tous les niveaux de la société indienne. C’est aussi un acte de justice : les citadins, en achetant le khādi, contribuaient à améliorer le niveau de vie des ruraux. Or, comme il pense que la croissance urbaine et les fortunes citadines n’ont pu se faire qu’au détriment des campagnes, Gāndhī voit dans ces échanges un précieux facteur de renforcement de la cohésion nationale.

Comme Napoléon, il a compris le point faible du colosse anglais : le rôle fondamental que jouent le crédit et le commerce extérieur. Dans ces conditions, priver les cotonniers de Manchester du débouché commercial indien est le meilleur des atouts pour une négociation politique importante. De plus, le David indien sapant les bases de la puissance du Goliath britannique, n’est-ce pas la démonstration des possibilités d’action d’un pays faible ? Le khādi est enfin un excellent moyen de préparer l’indépendance économique de l’Inde, faute de quoi la future indépendance politique risquerait de n’être qu’un leurre.

De cette « guerre » économique, il est difficile de donner des résultats objectifs, ne serait-ce qu’à cause de la forte implantation du khādi dans les campagnes, où il échappait à tout effort de comptabilisation sérieuse. Néanmoins, la gêne ou plutôt le manque à gagner fut certain pour les industriels britanniques. Sinon, pourquoi, lors de son séjour en Grande-Bretagne en 1931, Gāndhī se serait-il donné la peine d’aller expliquer aux ouvriers du Lancashire les raisons d’un boycott qui réduisait certains d’entre eux au chômage ?


Autres aspects de la lutte : l’intouchabilité

Gāndhī, pour aussi étonnant que cela puisse paraître, ne condamne pas le système des castes, dans lequel il voit plutôt une organisation harmonieuse de la société ; mais il est sans pitié pour les perversions du système et, en premier lieu, pour la plus grave d’entre elles ; l’intouchabilité. Il considère même qu’aussi longtemps que les hindous de caste mépriseront les intouchables ils ne devront pas se plaindre si les Britanniques agissent de même avec eux. Dans ces conditions, il ne croit pas à la possibilité du svarāj pour l’Inde tant que 50 à 60 millions d’intouchables seront maintenus dans une telle infériorité.

Ainsi, les motifs du combat de Gāndhī contre cette institution sont multiples : religieux, moraux, sociaux et politiques. Les modalités de la lutte font toutes appel au satyāgraha pour obtenir des hindous de caste qu’ils lèvent volontairement les nombreux interdits frappant les intouchables : ségrégation dans les écoles, les hôtels, les temples, voire l’interdiction qui leur est faite d’emprunter certaines routes passant devant des temples particulièrement vénérés, etc.

Il faut remarquer que l’action de Gāndhī en faveur des intouchables n’a pas toujours été comprise d’eux, du moins de la partie d’entre eux qui suivait Bhimrao Ramji Ambedkar (1893-1956). Au début de 1932, des rumeurs circulent selon lesquelles le gouvernement britannique accordera, dans le cadre d’une réforme constitutionnelle, des collèges électoraux séparés pour les intouchables. Cette mesure vise à donner à ceux-ci de meilleures garanties aux assemblées provinciales. Or, à la surprise de beaucoup, Gāndhī s’oppose catégoriquement à une telle mesure. Pour lui, constituer un collège électoral réservé pour les intouchables revient à institutionnaliser leur condition.

De la prison de Yeravda où il est détenu, Gāndhī écrit à sir Samuel Hoare (1880-1959), secrétaire d’État pour l’Inde, et à James Ramsay MacDonald, Premier ministre travailliste, pour protester contre ce projet et annoncer qu’au cas où il ne serait pas abrogé il entamera un « jeûne à mort ». De R. MacDonald à J. Nehru, la surprise, l’incompréhension ou la critique sont quasi générales. Passant outre, le Mahātmā annonce, le 13 septembre, qu’il commencera son jeûne le 20. Une émotion énorme et sans précédent secoue l’Inde tout entière. Les plus hautes instances politiques, religieuses et sociales vont tenter, dans un effort désespéré, de trouver une solution permettant au Mahātmā d’interrompre son jeûne. Dès le 20 septembre se tient à Bombay une conférence des principaux leaders indiens, dont Ambedkar. Après de longues discussions, on parvient à un accord le 24 septembre, Gāndhī ayant fait des concessions qu’Ambedkar lui-même n’osait pas espérer. Accepté le 26 par le gouvernement britannique, cet accord, signé à la prison de Yeravda et plus connu sous le nom de pacte de Poona, permet au Mahātmā de cesser son jeûne, que son état de santé rendait très dangereux.

Par ce pacte, Gāndhī accepte des sièges électoraux séparés pour les intouchables deux fois plus nombreux que ceux qui étaient initialement prévus. Une « normalisation » de ce régime électoral est prévue au bout de dix ans.