Firdūsī ou Ferdowsi (suite)
Il fallut deux siècles à la Perse pour se libérer du joug politique arabe. D’abord vassales de Bagdad, les premières dynasties iraniennes après l’islām établirent leur gouvernement dans les provinces orientales, aussi loin que possible du siège du califat. Les souverains, en même temps qu’ils jetaient les bases d’un pouvoir politique indépendant, prenaient conscience de l’importance de leur passé national. Celui-ci ne serait-il pas l’humus où s’enracineraient les nouvelles phases de leur histoire ? Au xe s., les rois sāmānides (capitale Boukhara) réunirent à leur cour un certain nombre d’hommes capables de redonner vie à ce passé, enfermé dans les textes de l’Iran préislamique. C’est dans ce contexte que se place l’œuvre de Firdūsī. Non pas que celui-ci ait été un poète de cour : il n’a jamais vécu auprès des souverains, mais c’est incité par l’exigence de participer à ce réveil national qu’il se mit au travail avec acharnement. Pourtant, au fur et à mesure que les années passaient, la dynastie des Sāmānides perdait pouvoir et splendeur ; c’est pourquoi Firdūsī ne jugea plus cette cour digne de consacrer son chef-d’œuvre ; aussi se tourna-t-il vers Maḥmūd de Rhazna, mais celui-ci, turc et sunnite, n’allait pouvoir apprécier l’œuvre de Firdūsī, iranien de souche et chī‘ite.
Contenu de l’œuvre
Dans une première partie, le poète chante l’épopée des rois « mythiques ». Au fil des pages on découvre des souverains « justiciers » luttant contre les démons, les forces du mal et les usurpateurs. Ces batailles infernales s’achèvent avec Farīdūm, roi venu partager le monde entre ses trois fils. Le plus jeune, Irādj, qui reçoit la plus belle part, l’Iran, est tué par ses frères. Dans un deuxième cycle se déploient les guerres incessantes entre l’Iran et le Tūrān, opposant en fait deux civilisations, l’une sédentaire, celle des hauts plateaux, et l’autre nomade, celle des steppes. Sur un autre plan, on retrouve la dualité lumière-obscurité, légitimité-usurpation, justice-tyrannie, dualité qui est une constante de la pensée de l’ancien Iran. C’est au cours de ce cycle qu’apparaissent les héros fameux de la légende : Rustam, son fils Suhrāb, Isfandiyár, dont la force et la vaillance deviennent les soutiens inébranlables et invincibles de la monarchie iranienne. Ce cycle se termine par la victoire de l’Iran et par la venue du prophète de la lumière, Zarathushtra. Au cours de la troisième et dernière partie, la plus historique aussi, défilent les règnes d’Alexandre, de ses successeurs, des Parthes et des Sassanides, jusqu’à la fuite du dernier de ceux-ci devant l’invasion arabe.
L’un des instruments les plus remarquables du génie de Firdūsī est sa langue. Simple, précise, concise et sans artifice, la langue du Chāh-nāmè reflète, semble-t-il, assez bien la langue du xe s., encore dégagée d’emprunts à l’arabe. Nerveux également les récits et colorées les descriptions, que ce soit batailles, combats corps à corps, parties de chasse ou réjouissances de cour. Présentes aussi les scènes lyriques, qui annoncent l’une des directions que prendra la littérature persane après Firdūsī. Et partout aussi le « merveilleux », qui permet au poète de dépasser la légende même, de suivre son imagination et d’imprimer un sceau personnel à l’œuvre. Mais que seraient ces batailles, ces descriptions, ces héros, ces souverains, quelquefois superbes, mais parfois aussi vaincus, sans l’idée force de l’épopée qui peut se résumer dans le mot justice ? Les vertus de courage, de vaillance, de fidélité sont amplement illustrées, la vengeance étant souvent le moteur de l’action. Mais la richesse qui semble la plus précieuse à ces héros, c’est la légitimité de leur souverain, qu’il faut défendre et préserver, car lui seul possède ce don particulier de Dieu qui lui permet de faire régner la justice.
B. H.
J. Mohl, le Livre des rois (texte et trad. fr., Impr. nationale, 1838-1878 ; 7 vol.). / T. Nöldeke, Das iranische Nationalepos (Berlin, 1920). / H. Massé, Firdousi et l’épopée nationale (Perrin, 1935). / U. von Witzleben, Geschichten aus dem Schahnameh (Düsseldorf, 1960).