Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

expressionnisme (suite)

Cette ville a-t-elle au moins un centre ? Oui, mais ce n’est plus la cathédrale ou la maison commune, c’est l’hôpital et c’est la morgue (le cimetière au bord de la cité étant, somme toute, trop paisible). À l’hôpital, les fièvres rôdent dans les couloirs, les bistouris font leur besogne, les cancers vous absorbent lentement ; dans la morgue, la lymphe s’étale, les relents passent, le cadavre dérisoire ne triomphe pas longtemps ; les habitants de la ville horrible se donnent là l’ultime rendez-vous.

La guerre, elle aussi, est vision. Les expressionnistes ne s’exclameront pas comme Apollinaire : « Ah, que la guerre est jolie. » Ils ne chanteront pas le « bel obus semblable aux mimosas en fleurs ». Ils montreront la fournisseuse de la mort dans son horreur mythique et dans son apocalypse : chez Heym, elle se dresse soudain « celle qui longtemps dormit » ; elle est comme la divinité Épidémie, calme et terrifiante ; Trakl étend sa vision jusqu’en ce lieu où s’amasse dans un fond de prairie un nuage rouge habité par le dieu furieux des Combats, puis « toutes les routes se jettent dans la noire pourriture. Sous les branchages dorés de la nuit et des étoiles, l’ombre de la sœur vacille par les bois silencieux pour saluer les esprits des héros, les têtes saignantes [...] » ; le poète expressionniste « voit » au-dessus des soldats, et il traite la guerre comme d’autres traiteraient le mythe solaire à travers la corrida. Cependant, aux limites de l’expressionnisme, certains poètes, comme René Schickelé, ne considèrent le conflit que comme une boucherie inutile et se prononceront pour un pacifisme intégral ; d’autres encore, tel Becher, refuseront le principe même de la guerre nationaliste et impérialiste.

Mais il faut souligner que la vision du poète expressionniste est surtout une projection intérieure ; c’est comme si, devant cette génération, la réalité solide et saine s’était désagrégée et qu’il ne restait plus « que ses grimaces », comme le dit Gottfried Benn : « L’esprit n’avait aucune réalité. Il se tournait vers son intérieur, vers son être, sa biologie, sa construction, sa lueur. La méthode pour vivre cela, pour s’assurer de son domaine, c’était l’augmentation de sa force créatrice, quelque chose d’hindou, c était l’extase, une certaine ivresse intérieure. »


Le théâtre expressionniste

Le théâtre expressionniste obéit à la même esthétique et à la même éthique que la poésie. Mais il traite plus volontiers du passage de la société des robots à la communauté nouvelle et plus humaine. Le genre le plus caractéristique est le Stationendrama : différentes étapes (les « stations ») remplacent l’enchaînement logique de l’action ; le héros fait la route qui doit le mener vers sa réalisation encore idéale (l’homme nouveau) ; il échoue, mais il est justifié (et sauvé) parce qu’il a quitté la mesquine et monotone société.

Ce faisant, l’expressionnisme rompt avec le théâtre tel qu’il existait depuis la Renaissance ; le drame, en effet, était fondé sur les conflits de caractères, sur les intrigues, sur les contradictions et un dénouement ; l’expressionnisme supprime d’un coup caractères, milieux et intrigues ; il rejoint le mystère du Moyen Âge pour affirmer la présence d’un héros à la fois minable et exemplaire, reflet de l’homme à recréer ; plus de conflits classiques ou bourgeois, l’action est un déroulement, un chemin qui parfois ressemble au chemin de croix. Une « Tragödie » de Strindberg* datant de 1898 fournit le prototype du genre, et elle porte le nom symbolique du Chemin de Damas. L’Inconnu, seul d’abord, se divise : le Moi qui tend vers le mal, le Moi qui tend vers le bien, puis l’Inconnu et le Connu, le Tenté et le Tentateur ; à un coin de rue, l’Inconnu rencontre Eve la Dame, qui le suit en éloignant de lui les démons, mais, aussitôt que la Dame s’éloigne, les démons l’assaillent de nouveau sur ce chemin de Damas : ce sont le Confesseur, le Mendiant, le Médecin, le Fou..., et ainsi durant sept stations ; à la fin, la Dame elle-même se révèle être une partie de ce moi déchiré qui toujours revient à l’entier et ne trouve pas d’issue ; l’Inconnu a cru entrevoir au-delà de cet univers qu’il est à lui seul, mais ce n’était que mirage ; il finit par se retrouver au même coin de rue où il rencontra la Dame ; la boucle se referme ; sur cette route vers Damas, l’Inconnu ne rencontre pas le miracle ; à première vue, le nihilisme semble total, mais le fait que l’Inconnu se soit mis en route et qu’il ait cherché à sortir de son cercle fait déjà de lui un homme nouveau. Dès cette première pièce, la succession des points d’intensité remplace le déroulement logique de l’action, les personnages sont rendus anonymes (l’Inconnu, la Dame, le Mendiant...), le moi lyrique domine, le général remplace partout le particulier. Des années plus tard, Paul Kornfeld, dans l’introduction de son drame Die Verführung (la Séduction, 1916), expliquera ces tendances de l’expressionnisme : « L’acteur pour répondre à la volonté nouvelle de l’art doit se libérer de la réalité et se séparer des attributs de celle-ci pour n’être que le représentant de la pensée, du sentiment et du destin. »

Le thème du Chemin de Damas est repris dans un Stationendrama écrit en 1916 par Georg Kaiser*, Von Morgens bis Mitternachts (Du matin à minuit). Un caissier est arraché au rythme monotone de son existence par le parfum d’une dame inconnue qui ne fait que passer ; rendu à lui-même par ce parfum, le caissier vole l’argent nécessaire à la vie nouvelle qu’il prétend mener ; les « stations » vont le conduire à la course des Six-Jours, au bal, à l’Armée du salut, où il ne verra que l’ombre de la charité ; il ne trouvera d’issue que dans le suicide et s’affaissera contre la croix cousue sur un rideau : « Au début il était nu, à la fin il était nu — du matin à minuit il a parcouru le cercle. » Le modeste caissier a créé sa mort ; il a voulu une « fin », alors que « dans la vie d’ici-bas, dit Rudolf Paulsen, il n’y a pas de fin ; elle est cherchée, mais jamais trouvée ».