Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

expressionnisme

Mouvement littéraire et artistique, dont le centre était l’Allemagne et qui apparut au début du xxe s. et disparut vers les années 1925.


L’expressionnisme en littérature


Introduction

L’expressionnisme n’est pas une école : il n’a pas de chef de file, peu de théoriciens ; souvent même les auteurs ne se connaissent pas, et certains ne sont expressionnistes que par quelques œuvres d’adolescence. L’expressionnisme naît dans l’« atmosphère » de la Première Guerre mondiale. Dans une « société sans Dieu » qui se fonctionnarise, se mécanise, se divise de plus en plus en pauvres et en riches, et dont les groupes nationaux d’une manière absurde se détruisent, la jeune génération pousse le cri de l’âme et du cœur ; c’est l’expressionnisme. Pour échapper à une condition humaine monotone et brutale, à ce monde moderne de villes tentaculaires, d’usines gigantesques, de casernes, de prisons et de morgues, une génération de poètes et d’artistes appelle les individus à se sauver d’abord par la création, par la pureté morale, par la nostalgie vers un homme nouveau et une humanité nouvelle. Mais, pour être entendu d’une société supposée amorphe, il convient de s’exprimer avec violence, de toucher à la langue — cette infrastructure de la pensée —, de la modifier pour modifier l’homme. Il faut libérer la poésie, en faire une vision pour accroître sa force, expulser les termes faibles (adjectifs ou adverbes) au profit des substantifs et des verbes ; il est nécessaire que le théâtre et le roman se fassent missionnaires, démontrent, soient même moralisants. C’est l’extase ou la vision qui doivent indiquer l’issue possible, si elle existe. En ce sens, l’expressionnisme restera « suspendu », socialement et politiquement inefficace ; il s’agira avant tout d’une tentative d’expansion de l’âme et du cœur à travers la langue médium ; finalement une esthétique et une éthique. Les filiations sont nombreuses : elles vont de Hölderlin à Rimbaud, du Sturm und Drang à Nietzsche et à Whitman, de Goya à Van Gogh, de Strindberg à Dostoïevski et à Verhaeren. Mais les thèmes sont ceux du début du xxe s. dans un pays industrialisé, aux institutions relativement rigides et conservatrices, bientôt en proie au plus sanglant conflit : la ville, la guerre, la société répressive, la mort, la dissection physique et morale, la communauté future idéale. C’est surtout cette unité des thèmes qui fait la relative unité du mouvement. En poésie, par exemple, on peut suivre certains thèmes pendant les deux décennies expressionnistes : on trouve dès 1903 un poème consacré à la morgue chez Viktor Hadwiger (1876-1911) ; ce lieu macabre ne cessera de hanter la poésie que vers les années 20 ; le thème de la ville tentaculaire et meurtrière est général, ainsi que celui de la guerre. Même certains thèmes secondaires, comme Ophélie, la jeune fille noyée habitée par un nid de rats (Georg Heym, Gottfried Benn, Brecht...), se font presque recettes et mythes dans le meilleur des cas. Cela ne va pas sans un certain schématisme : la ville est le monstre qui engloutit les hommes et ramène vers lui, pour les broyer, ceux qui se refusent ou s’échappent ; la guerre est la meule gigantesque qui écrase l’humanité (l’écrivain expressionniste n’analyse ni les causes ni les faits ; il projette sa vision) ; la société répressive est représentée par le Père élevé au rang d’archétype ; la société n’est pas un ensemble d’hommes, mais de robots ; il ne s’agit donc pas de montrer au théâtre des individus différenciés qui nouent des intrigues, ont des caractères, vivent dans un milieu, mais des automates, dont le héros, souvent médiocre mais de bonne volonté, se détache pour essayer d’atteindre à une nouvelle humanité.


L’expressionnisme lyrique

L’expressionnisme lyrique dure environ deux décennies : ses premières manifestations se situent aux environs de 1900, et ses dernières vers les années 23. Else Lasker-Schüler, Alfred Mombert, Ernst Stadler marquent les premiers jalons ; l’expressionnisme lyrique atteint son apogée vers les années 12 avec Georg Heym, Oskar Loerke, Franz Werfel, Gottfried Benn*, Walter Hasenclever, Vassili Kandinsky*, Georg Trakl*, Johannes R. Becher, August Stramm, Carl Einstein, Klabund (Alfred Henschke), et il débouche vers 1920 sur un lyrisme plus orienté avec Ernst Toller, Bruno Goetz et Bertolt Brecht*.

Le style de cette poésie est variable. Il peut être pathétique et tendre vers le monumental (Heym), se montrer incisif et précis (Benn), se faire expansion (Stadler) ou mécanisme parfaitement réglé (Stramm), travailler avec des clairs-obscurs particulièrement appuyés (Trakl), pousser le dynamisme jusqu’à la violence (Becher). Il est en tout cas une réaction contre l’esthétisme vieilli du néoromantisme, contre le « formalisme aristocratique » de l’impressionnisme et de l’école de Vienne de Hugo von Hofmannsthal, contre l’art pour l’art du cercle de Stefan George et le faux culte de la personnalité qui s’y développe.

D’une certaine manière, l’expressionnisme lyrique se situe entre l’œuvre des « hautes solitudes » (S. George ou R. M. Rilke) et celle des grands poètes pamphlétaires que sont Erich Kästner, Kurt Tucholsky ou Joachim Ringelnatz ; il reste surtout vision et cri de l’âme. Encore faut-il se montrer prudent, car il arrive qu’un poète, Becher par exemple, écrive successivement, voire simultanément, des poèmes expressionnistes par le style et le thème et des poèmes activistes qui se veulent d’une grande efficacité politique. De même, un poète comme Gottfried Benn, expressionniste par son style, se garde bien du vague à l’âme ou de l’irrationnel sentimental, extatique et même religieux du mouvement.

Regardons une anthologie du lyrisme expressionniste. Les titres sont Morgue, Jeune fille noyée, l’Express, Guerre, Bataille de la Marne, Paysage héroïque, la Ville, Faubourg dans le föhn... Les campagnes et la nature (sauf chez Trakl) entrent peu dans cette poésie : pas d’émotion werthérienne devant le clair de lune, l’expressionnisme fait de la nature une forêt-cercueil (Becher) ou la pourriture qui est la fin de toute chose (Benn, Heym, Brecht) ; les habitations des hommes ce sont les cités-casernes, les logements miséreux ; l’environnement ce sont les cheminées d’usine, les morgues, les boucheries, les ordures, les rats, les tranchées ; dans les rues, des individus-robots pressés et poussés vont en tous sens ; seul l’orgue de Barbarie met une ultime note romantique (Becher) ; la ville, d’ailleurs, dévore ses habitants, broie leurs pauvres pensées, vomit sans cesse une lie appelée hommes par dérision ; elle est la préfiguration de l’univers concentrationnaire (Heym) ; il est d’ailleurs remarquable qu’aucune distinction ne soit faite entre les quartiers pauvres et les quartiers riches : Heym et les autres voient la ville dans son ensemble, et il faut attendre les poèmes de Becher pour que la vue des quartiers misérables provoque chez le poète une revendication sociale et politique.