Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

expressionnisme (suite)

Souvent le jeu théâtral dépasse le moi : les hommes et leurs événements sont juxtaposés et confrontés dans le temps et l’espace : dans la pièce Nebeneinander (À côté l’un de l’autre) du même Georg Kaiser, la scène est divisée en trois ; sur chaque plateau se déroule une action, et les trois actions simultanées sont unies par un lien connu des spectateurs, mais inconnu des personnages. Dans un habit qui lui a été remis, un prêteur sur gages trouve une lettre de rupture adressée à une jeune fille qui menace de se suicider si celui qu’elle aime ne revient pas sur sa décision ; l’adresse étant illisible, il se met en route et fait enquête pour retrouver et secourir la désespérée. La disposition scénique est habile et nouvelle pour l’époque. Nous assistons simultanément aux trois actions : celle de la jeune désespérée, celle du séducteur et celle du prêteur sur gages. Certes, ce dernier échoue dans son entreprise — c’est le sort de tous les héros de l’expressionnisme —, mais la recherche qu’il a commencée par altruisme l’a sorti de lui-même et de son monde : il s’est senti coupable parce que responsable de la vie d’un de ses semblables, il s’est mis en route, il est entré ainsi dans la communauté des hommes nouveaux. Plus tard, dans Die Koralle (le Corail) et dans Gas, Georg Kaiser traitera plus directement de la condition humaine dans un monde industrialisé et technique ; la dépersonnalisation des personnages sera plus radicale encore ; certains, réunis souvent en groupes à la manière des chœurs antiques, ne se feront plus remarquer que par la couleur de leurs vêtements ; ces hommes-robots sans qualité seront simplement les hommes en rouge ou les hommes en bleu.

Une autre tendance du théâtre expressionniste, moins intellectuelle que celle de Strindberg ou de Kaiser, apparaît dès 1891 avec le fameux Frühlings Erwachen (Éveil du printemps) de Wedekind* : elle exprime la révolte souvent violente d’une jeunesse accablée par l’hypocrite morale de ses pères, par l’âme étriquée de ses maîtres, par les carcans que lui imposent le militarisme et le fonctionnarisme, enfin par la brutalité de mœurs superficiellement polies. Dans sa Lulu-Tragödie, Wedekind nie avec force le monde bourgeois et glorifie une sexualité et une liberté sans tabou ni censure. Le vent de révolte né avec ce théâtre se propage rapidement. Fritz von Unruh (1885-1970), dans ses drames à la dynamique puissante, nous entraîne dans un univers de forces telluriques et primitives, vers les mythes de la guerre et du sang, que l’amour pourtant baigne de sa lumière. Au début de sa grande tragédie appelée Ein Geschlecht (Une race), les fils détestent leur mère ; ils veulent détruire tous les moules et toutes les traditions qui enserrent la pensée ; cependant, la mère reconnaît que ses enfants ne luttent pas contre elle, mais contre le vieux monde sclérosé, contre l’ordre étatique, contre cette puissance qui porte le nom symbolique de patrie : les fils se dressent contre le monde masculin ; c’est la loi qui doit être brisée ; ce sont les verrous qui doivent sauter ; est-ce la nostalgie du chaos ? Non, il faut plutôt revenir au mythe d’Antée : toucher la Terre, la Mère. Cette quête trouvera sa conclusion dans Platz, la suite de Geschlecht, qui se termine ainsi : « Je vois profondément dans le cœur du monde : sortie de cet amour nouveau, ta force créera des hommes nouveaux. »

Cette tendance du théâtre expressionniste qui vise à la destruction des valeurs bourgeoises produira des œuvres féroces, grinçantes, spirituelles aussi et parfois pleines d’humour, où apparaissent, à l’état de projets, des procédés stylistiques ou scéniques qui, plus tard, seront appliqués et développés d’une façon systématique au théâtre et au cinéma ; citons Krieg. Ein Tedeum (Guerre. Un Te Deum) de Carl Hauptmann (1858-1921) et le Methusalem oder Der ewige Bürger d’Ivan Goll (1891-1950), écrit en 1922.


La prose expressionniste

Pour la prose, Dostoïevski est le maître des expressionnistes ; ceux-ci découvrent dans ses romans cette transparence derrière laquelle se meuvent les forces inconscientes et les énergies incontrôlées. Mais, là aussi, dans les œuvres les plus typiques, l’amour plane et enveloppe les damnés de la terre ; l’expressionnisme reste un idéalisme, et ce n’est pas sans raison qu’Albert Ehrenstein écrit : « Tout est réel, sauf le monde. »

Comme au théâtre, deux tendances apparaissent dans la prose expressionniste, qui, selon le cas, se contrarient ou se conjuguent : la démolition du réel bourgeois et le dégagement d’un nouveau réel rayonnant, juste et authentique. C’est ainsi que l’attaque menée par Heinrich Mann (1871-1950) contre l’Allemagne wilhelminienne dans son Professor Unrat (1905) place l’auteur à côté des expressionnistes et que la mise à nu de la construction du moi dans les fascinantes proses de Gottfried Benn est également dans les objectifs du mouvement. L’érotisme aussi est utilisé contre les tabous sociaux (Nouvelles et Timur de Kasimir Edschmid ; Aïssé de Schickelé). Cependant, la dynamique expressionniste ne s’arrête pas aux thèmes : elle pulvérise la forme traditionnelle. Kurt Adler (1892-1916), dans Nämlich (Notamment, 1915) et Die Zauberflöte (la Flûte enchantée, 1916), bannit de ses romans l’action, dissout le temps, mêle les lieux ; Carl Einstein, dans Bebuquin, écrit entre 1906 et 1909, était même allé plus loin : personnages et actions avaient été supprimés — seule subsistait la vie imprévisible, aléatoire, imaginative des êtres et des choses.

Cependant et loin des œuvres avant-gardistes, c’est sans doute Alfred Döblin (1878-1957) qui, dans Die drei Sprünge des Wang-Lun (les Trois Sauts de Wang-Lun), donne en 1915 la prose expressionniste la plus typique. Ce roman, écrit en 1912-13, nous mène en Chine ; le thème d’origine était l’insurrection des chercheurs d’or de la Lena et sa répression par les troupes du tsar — mais désirant aller au-delà du politique, atteindre le religieux et cette extase si caractéristique, l’auteur s’appuie sur le soulèvement de Wang-lun en 1774 : les Wu-wei (les Non-Agissants, que Döblin nomme les « Vraiment-Faibles ») se libèrent de la religion officielle et n’adorent plus que l’âme de l’univers ; ils renoncent aux biens de cette terre et s’abandonnent au destin pour atteindre le nirvāṇa. Dans cette œuvre nous retrouvons les problèmes fondamentaux de l’expressionnisme : la révolte ou la soumission, le oui au monde ou le non, le royaume idéal, l’au-delà ramené sur cette terre. Comme toujours, il n’y a pas de conclusion : les Vraiment-Faibles sont écrasés ; mais ce n’est pas en vain : ils ont montré aux hommes l’exemple de leur sacrifice.