Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

La fin de la philosophie de l’art au xixe siècle ; l’irrationalisme en esthétique

Après Hegel, on sent bien qu’on ne peut plus se satisfaire du seul discours sur l’art, et qu’une convergence avec les sciences humaines est inévitable. D’où, en particulier, les premières tentatives pour créer une sociologie de l’art (v. infra).

La rémanence d’une réflexion générale sur l’art trouve pourtant au xixe s. un aliment dans l’émergence de l’irrationalisme philosophique, inséparable naturellement du romantisme. Il n’est pas possible de ne pas citer au moins, ici, Schopenhauer, Kierkegaard, les philosophes de l’Einfühlung, Bergson et Nietzsche.

1. Schopenhauer* (le Monde comme volonté et comme représentation, 1818) reprend la distinction platonicienne d’un monde des idées et d’un monde sensible. Celui-ci est pure « représentation » et ne s’incarne qu’en conséquence du vouloir-vivre, qui est mauvais par nature. Nos actes sont ainsi inévitablement entachés de laideur. Les deux moyens d’échapper à cette dégradation sont la pitié, qui abolit la distance entre les êtres, et l’art, mais celui-ci vu essentiellement comme contemplation, refus de la vie, abolition de la volonté. On voit combien présents sont ces thèmes dans l’œuvre d’un Richard Wagner. L’esthétique de Schopenhauer, d’ailleurs, privilégie la musique parmi tous les arts, parce qu’elle est totalement adéquate à notre vie intérieure : la musique elle-même est le monde incarné.

2. Kierkegaard* s’insurge contre Descartes : « Conclure de la pensée à l’existence est [...] une contradiction, car la pensée au contraire retire justement l’existence de la réalité et pense celle-ci en la supprimant et en la transposant en possibilité. » Sa position n’est donc pas très éloignée, sur ce point, de celle de Schopenhauer. Pour lui, le moment esthétique est celui de l’hédonisme conscient, « ironique » par rapport à la vie comme à la mort. Son type le plus achevé est don Juan, et Kierkegaard consacre dans Ou bien... ou bien (1843) des pages brillantes à l’opéra de Mozart. La disposition esthétique est la disposition antireligieuse par excellence, elle est rébellion de la nature contre l’esprit, victoire de l’érotisme sur le réel quotidien. La musique, là encore, a valeur prépondérante, et la figure de Dionysos acquiert toute sa richesse.

3. On désigne par Einfühlung (en anglais empathy, en français imagination sympathique) une position selon laquelle la sensibilité esthétique, adressée à une œuvre, est faite de la participation intime de l’observateur à l’objet, de sa projection par la pensée dans l’objet de la contemplation.

Les sources de l’Einfühlung peuvent être trouvées auprès des esthéticiens français du début du siècle, dont Théodore Jouffroy (1796-1842) et son Cours d’esthétique (publié en 1843). Mais il n’est pas évident que les promoteurs allemands de cette position aient connu Jouffroy. Par contre, l’« idéalisme objectif » de Schelling* (1775-1854) et sa théorie de l’« intuition intellectuelle », par laquelle le sujet restaure l’unité perdue avec l’objet, ont certainement été importants pour Robert Vischer (Das ästhetische Akt und die reine Form, 1874), qui diffusa le terme déjà abordé vers 1865 par son père Friedrich Theodor. Les autres théoriciens de l’Einfühlung furent Theodor Lipps (1851-1914) [Grundlegung der Ästhetik, 1886] et surtout Johannes Immanuel Volkelt (1848-1930) [System der Ästhetik, 3 vol., 1905-1914], qui dépasse la simple notion de l’intuition pour étudier le cas des synthèses originelles qui permettent la symbolisation, moyen par lequel l’art aboutit à un certain type de connaissance.

L’introducteur en France de la théorie de l’Einfühlung a été Victor Basch (1863-1944), qui, en particulier, consacra à Schumann une belle étude en partant des positions de Vischer et de Volkelt (1927).

4. L’influence d’une théorie de l’intuition se fit également sentir en France dans l’œuvre de Bergson* (Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889). Dans le Rire (1900), son seul ouvrage véritablement d’esthétique, Bergson postule, selon l’expression de Raymond Bayer, « une philosophie de la vie attentive », c’est-à-dire à la fois présente et distanciée de l’objet.

5. L’œuvre de Nietzsche*, dans la mesure où elle synthétise un siècle de réflexion esthétique, sinon toute une culture, tout en la dépassant et en posant une problématique dont il serait intéressant d’évaluer la fécondité jusque dans l’art contemporain, mérite une place à part. Nietzsche n’a pas écrit d’ouvrage d’esthétique à proprement parler : on a vu que ce paradoxe intervient à plusieurs reprises à propos des penseurs qui ont justement apporté le plus à l’esthétique.

On retiendra ici de Nietzsche deux choses essentiellement.
a) La première, la plus connue, est la distinction de l’apollinien et du dionysiaque, telle qu’elle est exprimée dans l’Origine de la tragédie (1872). L’idée d’une esthétique dualiste, fondée sur l’antithétisme de deux valeurs essentielles, est une des données de base de toute esthétique dialectique. On la trouve chez Kierkegaard comme, naturellement, chez les marxistes. L’importance des positions nietzschéennes sur l’art grec réside en ce que son intérêt pour cet art, qui n’est étranger ni aux préoccupations prohelléniques des historiens d’art allemands de la fin du siècle (Heinrich Schliemann) ni à une certaine admiration pour la civilisation grecque perceptible dans l’idéologie prussienne de l’Allemagne de Guillaume II, en prend radicalement le contrepied. Au lieu d’une image d’ordre, de mâle sagesse, d’équilibre et d’harmonie, Nietzsche voit avant tout le conflit entre ces valeurs apolliniennes et les forces obscures et déchirantes du destin : « la forte et bonne inclination des Grecs au pessimisme, les mythes tragiques et le concept de chaque chose porteuse de mort, de diabolique, de mystérieux, de destructif, de menaçant quant aux fondements de l’existence ». Dionysos, c’est-à-dire l’ivresse et la musique, symbolise cet esprit. En ce sens, Nietzsche est l’héritier de la tradition allemande romantique de méfiance envers la raison.
b) Mais, par ailleurs, c’est une seconde contradiction qu’il porte au sein même du discours où il semblait se complaire. L’esthétique nietzschéenne est résolument une critique, menée par l’ironie, des positions de Schopenhauer quant à l’art comme refus de la volonté. On sait la position que prendra Nietzsche envers l’art de Wagner, le rejet final du pessimisme, qu’il assimile aux valeurs du Nord, le thème du Soleil, de la clarté méditerranéenne et du rire, la théorie du surhomme n’étant qu’une des limites de cette pensée, sans doute la plus contestable.