Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

Chacun de ces points mériterait d’être développé. Qu’il suffise ici de saisir le double travail de liquidation et d’instauration qu’effectue Kant : liquidation d’une antinomie méthodologique entre discipline de l’entendement rationnel et pratique empirique et intuitive de la sensibilité. Le jugement esthétique se voit reconnu en tant que jugement ; la rationalité n’a plus à considérer le goût esthétique comme partie dégradée de son activité. En même temps, les deux types de connaissance, leurs domaines respectifs, se répondent et se complètent.

Le pur sensualisme est dépassé. Les fondements d’une théorie critique de la sensibilité et du goût sont posés. Par l’opposition du beau et du sublime sont intégrées à la réflexion esthétique les formes « aberrantes » de la sensibilité artistique ; baroque, romantisme, fantastique. La distinction nietzschéenne de l’apollinien et du dionysiaque, dont la fécondité n’a pas besoin d’être rappelée, est désormais possible.

Il convient maintenant de revenir un peu en arrière pour évoquer l’œuvre du créateur du terme esthétique : Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762). Cela permet de mieux cerner la réalité et les limites de son apport. Baumgarten est en effet le premier à différencier nettement les deux facultés essentielles de l’esprit : l’entendement et la sensibilité. On en a vu les conséquences chez Kant. Mais Baumgarten établit une différence hiérarchique entre elles, fondée sur un jugement de valeur qui est un résidu de l’époque antérieure : l’entendement atteint l’essence des objets et aboutit donc à une connaissance claire ; la sensibilité n’atteint que confusément la réalité des choses. Il est vrai que cette curieuse distinction lui permet d’affirmer, en une formule presque préfreudienne, que le génie est constitué par « les facultés inférieures de l’esprit portées à leur plus haute puissance ».

L’important est que, désormais, une science bien constituée, encore qu’embryonnaire, existe, qui ne doit rien à l’ontologie, à la métaphysique, ni même à la philosophie proprement dite. Une dimension manque pourtant à l’esthétique. « Science de la sensibilité » chez Baumgarten vers 1750, « science des jugements de goût » chez Kant en 1790, il reste à prendre conscience que cette sensibilité, ce goût ne sont pas donnés une fois pour toutes, mais sont historiques, ancrés dans l’espace et dans le temps. Kant ne fait qu’effleurer cette vérité. Il restait à rendre compte comment la pensée humaine est aussi médiation de l’histoire et se trouve confrontée à des objets différents en même temps qu’elle les produit. Ce sera l’œuvre de Hegel.


Hegel

L’Esthétique de Hegel* est faite d’une série de cours et de notes prises aux cours par trois étudiants, lorsque Hegel occupa à Berlin, à partir de 1818, la chaire de Fichte. Le plan de l’ouvrage est bien celui de son auteur : 1o l’idéal ; 2o l’art symbolique, classique et romantique ; 3o les arts : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie. À chacune de ces parties correspond une idée-force qui organise l’ensemble du discours.
1. L’art résulte de la fusion entre un contenu et une forme. Le contenu, que Hegel appelle l’esprit absolu, est rendu sensible par la forme ; celui-là a une essentielle priorité, celle-ci a une essentielle nécessité.
2. Au cours de son histoire, l’art est passé par trois phases, déterminées par un certain état de cette conjonction du contenu et de la forme. On est parti d’un art symbolique, celui de Babylone, de l’Inde et de l’Égypte, où l’équilibre n’est pas atteint, car l’idée est encore confuse. Dans une deuxième phase, l’âge classique, l’équilibre se réalise. C’est en Grèce que se produit cette conjonction parfaite, et l’homme figuré en devient le signe. Enfin, l’art romantique (qui pour Hegel englobe tout l’art à partir des débuts du Moyen Âge) est la conséquence d’une rupture de cet équilibre, l’idée ne parvenant plus à se représenter dans la forme, sinon par une intuition et une appréhension immédiates qui dissolvent précisément toute forme.
3. À ces trois âges correspond le primat successif de trois arts : l’architecture dans l’art symbolique, la sculpture dans l’art classique, la peinture, puis la musique et la poésie dans l’art romantique (on remarquera que cette alliance des trois arts dans cette dernière période est réalisée théoriquement dans l’opéra, qui, à l’époque de la formation de Hegel, a trouvé sa formule moderne : Gluck, Mozart, Händel). La poésie représente le stade suprême de l’art, puisque la beauté de celui-ci est d’autant plus grande que « son contenu spirituel est d’une vérité plus profonde » : c’est dans la poésie que l’esprit peut mieux se détourner de la représentation sensible, et que le contenu apparaît le plus dans sa nudité.

Il y aurait naturellement lieu de relever, dans l’œuvre de Hegel, bien des obscurités, des erreurs, des influences ; sa connaissance de l’art, supérieure à celle de Kant, ne l’empêcha point d’écrire trop rapidement sur l’art oriental, et on peut discuter la simplification qu’il introduit en groupant sous la même rubrique « romantique » des périodes aussi opposées que le Moyen Âge chrétien et la Renaissance. On remarquera également que sa théorie de la périodisation de l’art semble empruntée à la succession des trois âges (divin, héroïque et humain) de chaque peuple dans les Principes de la philosophie de l’histoire (1725) de Vico*. La dette de Hegel envers la naissante histoire de l’art, qui, en Allemagne surtout (Winckelmann), s’intéresse tôt à l’Antiquité grecque classique, est également indéniable.

L’importance de Hegel, dans la définition progressive d’une science particulière nommée « esthétique », n’en est pas moins fondamentale. Sa distinction claire du contenu et de la forme est sans doute porteuse de tous les dangers, de toutes les méprises ; mais elle autorise la définition de critères d’analyses de l’œuvre d’art, fût-ce pour récuser cette distinction dans la pratique. Surtout, sa théorie historiciste de la réalité esthétique allait non seulement inspirer les démarches formalistes des époques suivantes (Eduard Hanslick [1825-1904] pour la musique, Heinrich Wölfflin [1864-1945], puis Henri Focillon [1881-1943] pour les arts plastiques), mais introduire à une fructueuse rencontre de l’esthétique, de l’histoire de l’art et de la sociologie. Nous sommes, de ce point de vue, tous des hégéliens.