Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

L’esthétique implicite dans Nietzsche, la place qu’il accorde à l’art comme mise à nu de l’illusion (« l’art seul peut remplacer les mythologies anciennes ») en font à la fois l’instaurateur et le liquidateur d’une réflexion esthétique non « scientifique », point d’aboutissement et critique radicale de l’« esthétique d’en haut », pour reprendre la notion que propose Fechner en la combattant.


L’esthétique et les sciences humaines aux xixe et xxe siècles

C’est dans son Introduction à l’esthétique (1876) que Gustav Theodor Fechner (1801-1887) oppose esthétiques « d’en haut » et « d’en bas ». Il s’agit de figurer la manière dont sont abordées les réalités esthétiques : soit, traditionnellement, par une réflexion globale et globalisante, aboutissant à l’incarnation dans l’œuvre, soit, au contraire, en partant du sujet, ou de l’œuvre, pour insérer l’émotion esthétique, le phénomène artistique dans l’ensemble plus vaste (vie intérieure, vie culturelle, statut dans l’histoire, place dans la société) dont ils font partie. À partir de cette distinction, l’histoire de l’esthétique devient l’histoire d’une série de rencontres qui se produisent entre la réflexion esthétique et les diverses sciences humaines qui naissent à partir du milieu du xixe s.

• Esthétique et sociologie : Taine, Guyau, Lalo. Taine* (Philosophie de l’art, 1865) désire en effet que l’esthétique soit « non une ode, mais une loi ». Il croit trouver celle-ci dans la théorie des trois instances : race, milieu, moment. L’enquête esthétique sera donc une description du cadre déterminé dans lequel l’artiste évolue. Cette esthétique donne ses meilleurs résultats dans l’analyse littéraire (Essai sur les fables de La Fontaine, 1853). Marie Jean Guyau (1854-1888) [l’Art au point de vue sociologique] soutient que « la loi interne de l’art, c’est de produire une émotion esthétique d’un caractère social ». L’harmonie ne peut se passer de l’harmonie des contemplateurs : on retrouve ici la théorie du consensus. Mais, pour Guyau, à la différence de Taine, le génie peut être créateur de milieux nouveaux. L’œuvre de Charles Lalo (1877-1953) décrit l’art comme intermédiaire entre la vie et l’illusion. L’accent est mis sur les relations entre époques, nations et artistes.

La sociologie de l’art, au xixe s., est plus intéressante par son propos que par ses résultats. Dans la mesure où elle encourage des recherches d’histoire de l’art en termes de civilisation, elle a tout son prix. On notera qu’elle est dépendante idéologiquement du déterminisme biologique de Durkheim et du positivisme d’Auguste Comte, ce qui explique sa relative fortune en France.

• Esthétique et psychologie ; l’esthétique expérimentale. L’initiative de la psychologie expérimentale revient à G. T. Fechner. Mais plus encore que les écrits de celui-ci, la création, en 1879, à Leipzig, du premier laboratoire d’esthétique expérimentale par Wilhelm Wundt (1832-1920) marque une date dans l’histoire de cette nouvelle discipline.

Pour Fechner comme pour Wundt et les autres chercheurs allemands de cette période, l’esthétique expérimentale doit procéder par inductions à partir de tests de choix et d’évaluation. Une des expériences les plus célèbres consista à noter les choix de sujets aux items soigneusement notés (sexe, âge ; l’origine sociale était aussi notée, mais elle était quasi identique pour tout le monde) pour déterminer la validité « scientifique » de la section d’or. Le résultat fut doublement remarquable : d’une part, cette validité fut confirmée majoritairement ; d’autre part, on s’aperçut que les tableaux les plus célèbres de l’histoire de l’art n’y obéissaient point !

C’était, dès l’origine, marquer les limites de toute esthétique expérimentale. Le sondage, le test, la statistique dégagent des moyennes : l’art n’en a que faire ! L’expérimentation, lorsqu’elle se limite à vouloir mesurer précisément des phénomènes déjà connus ou entrevus, parvient à des relevés extrêmement intéressants. En France, les recherches de Robert Francès à l’Institut d’esthétique (la Perception de la musique, 1959) ou, plus récemment encore, et sur un sujet voisin, celles de Michel Imberty (l’Acquisition des structures tonales chez l’enfant, 1969) en sont un bon exemple. Mais il ne faut pas se dissimuler que, dès qu’il s’agit de formuler une loi plus générale et d’une portée esthétique plus vaste, on ne découvre guère que du connu et on ne profère le plus souvent que des évidences.

• Esthétique et psychanalyse, esthétique et psychiatrie. Les fondements théoriques d’une convergence des thèmes psychanalytiques et esthétiques se trouvent dans l’œuvre générale de Freud*, en ce qu’elle tend à une théorie de la sublimation (v. art), plus encore que dans les ouvrages plus proprement esthétiques de celui-ci : le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905) — qu’on comparera avec profit avec le Rire de Bergson —, Délires et rêves dans la « Gradiva » de Jensen (1907) et surtout Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910).

Jusqu’au milieu du xxe s., on constate avec curiosité l’absence d’esthétiques psychanalitiques ou parapsychanalytiques. Par contre, une symbolique d’inspiration parapsychanalytique se fait jour dans l’œuvre de Gaston Bachelard* : la Psychanalyse du feu (1938), l’Eau et les rêves (1942), la Poétique de l’espace (1957).

L’art psychopathologique et plus généralement la réflexion sur les rapports entre désordre psychique et incitation esthétique ont été bien étudiés, depuis l’ouvrage de R. Volmat (l’Art psychopathologique, 1956) jusqu’aux recherches plus récentes de Mme F. Minkowska ou du Dr J. Vinchon. Le danger, dans ce domaine, comme le signalait un jour Étienne Souriau, est aussi bien d’attribuer indûment une valeur esthétique à des productions artistiques du seul fait qu’elles sont le produit d’un psychisme perturbé, que de voir, et c’est encore plus grave, un symptôme de perturbation dans les productions apparemment « aberrantes » d’un sujet qu’on a convié à s’exprimer au moyen de l’art.