Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Espagne (suite)

Les xvie et xviie siècles

Au xvie s., l’Espagne connaît son apogée politique et une extraordinaire floraison littéraire, artistique et religieuse qui se poursuivra au xviie s. Charles Quint, Philippe II, Philippe III et Philippe IV exercent un mécénat aussi efficace qu’éclairé, surtout dans le domaine musical. Cependant, dès le règne des Rois Catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, on assiste à un nouvel essor de la musique espagnole.

Pour ce qui est de l’inspiration profane, le langage des cancioneros (fin du xve - début du xvie s.) tend à s’orienter de plus en plus vers la recherche de l’expression lyrique et dramatique, et abandonne le contrepoint savant. Un tel répertoire fait vraiment contraste avec la chanson polyphonique des cours de Bourgogne et de France. L’abondant Cancionero musical de Palacio contient, en particulier, des œuvres du musicien-poète Juan del Encina (1468-1529). Plus tard, on trouvera dans le Cancionero musical de la Casa de Medinaceli des compositions dues à des auteurs andalous. On notera, au siècle suivant, l’importance et l’intérêt des livres de tonos humanos et du Cancionero de La Sablonara, qui contient surtout des romances et des villancicos.

D’autre part, la vihuela connaît une grande faveur. Depuis El Maestro (1536) de Luis Milán (fin du xve s. - apr. 1561) jusqu’au Parnaso (1576) d’Esteban Daza, un répertoire très varié lui est consacré : compositions originales, pages inspirées du folklore, danses, transcriptions d’œuvres liturgiques et de chansons françaises, flamandes ou italiennes, etc. En outre, dès 1586, paraît à Barcelone le premier livre espagnol pour la guitare, dû à Juan Carlos Amat (v. 1572-1642). Au xviie s., la harpe prend aussi une grande importance et est cultivée notamment par Juan Hidalgo (mort en 1685), lequel compose, d’autre part, l’opéra Celos aun del aire matan (1660), sur un texte de Calderón* de la Barca. Ce dernier, rappelons-le, contribua beaucoup — avec son aîné Lope de Vega — à l’essor de la musique théâtrale, et fut le créateur de la zarzuela.

Dans le domaine de la musique sacrée, l’école espagnole du xvie s. brille d’un très vif éclat. Les préoccupations profondes des polyphonistes rejoignent celles des auteurs ascétiques et mystiques tels que Louis de Grenade, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Ávila ou Luis de León. À travers le dépouillement, ils visent avant tout à traduire avec ferveur les textes sacrés de la liturgie afin d’élever les fidèles vers Dieu. Leur langage sobre et sévère, empreint de dramatisme expressif, était d’ailleurs connu en Italie pour ses pathétiques accents.

Francisco de Peñalosa (v. 1470-1528), qui servit à la cour des Rois Catholiques, nous a laissé une abondante production religieuse et fut sans doute le maître de Cristóbal de Morales (v. 1500-1553). Ce dernier imite les Flamands tout en restant très espagnol. C’est avec douleur et piété que, dans ses motets et ses Lamentations, il médite sur les mystères de la foi. Son art est puissant, dramatique et très austère. En revanche, son élève Francisco Guerrero (1528-1599), le chantre de la Vierge, se montre moins sévère et s’exprime souvent avec une grande tendresse. Tomás Luis de Victoria* (v. 1548-1611), de son côté, est nourri d’esprit liturgique et aime s’inspirer de thèmes grégoriens. Dans ses messes, ses motets, son office de semaine sainte et son office des défunts, il est très émouvant, voire poignant. Par son style pur, dépouillé et austère, ses effusions lyriques et mystiques, il s’impose vraiment comme le maître incontesté de la grande école polyphonique espagnole.

Au xviie s., Juan Pujol (v. 1573-1626), maître de chapelle de la cathédrale de Barcelone, se distingue lui aussi par la profondeur de son sentiment religieux, tandis que le Valencien Juan Bautista Comes (1568-1643) manie les doubles et triples chœurs en des œuvres vastes et animées. Il ne faut pas oublier, à la même époque, les compositeurs Mateo Romero (v. 1575-1647), originaire de Liège, maître de la Chapelle royale de Madrid, ni le P. Juan Cererols (1618-1676), maître de l’escolanía de l’abbaye de Montserrat.

L’école d’orgue est également très brillante. Nous trouvons à sa tête l’aveugle Antonio de Cabezón* (1510-1566), celui que Pedrell n’a pas hésité à appeler le « Bach espagnol du xvie s. ». Il devait servir successivement Charles Quint et Philippe II, et nous a laissé de poétiques tientos (préludes fugues) et d’admirables diferencias (variations) sur des thèmes populaires. Autour de lui, on peut citer le dominicain Tomás de Santa María (v. 1515-1570) et l’aveugle Francisco Salinas (1513-1590), qui fut aussi un savant théoricien. Au xviie s., la glorieuse tradition de l’orgue espagnol s’est maintenue avec Juan Bautista Cabanilles (1644-1722), compositeur original et abondant, et Francisco Correa de Arauxo (v. 1575-1655), organiste de la collégiale San Salvador de Séville, auteur d’un important livre de tientos intitulé Facultad orgánica (1626).


Les xviiie et xixe siècles

Avec l’avènement des Bourbons, l’Espagne est envahie par la musique et les musiciens italiens. Carlo Broschi, dit Farinelli (1705-1782), obtient un grand succès à la cour de Philippe V et de Ferdinand VI. Domenico Scarlatti (1685-1757) séjourne longtemps à Madrid, où il termine sa vie, de même que Luigi Boccherini (1743-1805). Le plus grand musicien espagnol est alors le Catalan Antonio Soler (1729-1783), qui subit l’influence de Scarlatti. Formé tout d’abord à l’abbaye de Montserrat, il prend l’habit hiéronymite au monastère royal de l’Escorial, où il exerce les fonctions d’organiste et de maître de chapelle. Compositeur fécond, il est aussi un théoricien très averti. Pour la musique instrumentale, on peut encore citer Narciso Casanovas (1747-1799), Rafael Anglès (v. 1730-1816) et, au début du siècle suivant, Juan Crisóstomo de Arriaga (1806-1826).

Si Domingo Terradellas (1713-1751) et Vicente Martín y Soler (1754-1806) se font en Italie une solide réputation de compositeurs d’opéras, si la musique religieuse espagnole connaît une terrible décadence, il est des artistes qui, à Madrid en particulier, s’emploient à défendre et à illustrer au théâtre les valeurs et les traditions nationales. La tonadilla scénique triomphe avec Antonio Guerrero (v. 1770-1776), Luis Misón (v. 1700-1766), Pablo Esteve (v. 1730-1794) et Blas de Laserna (1751-1816), qui composent aussi des sainetes. Dans le même temps, le fabuliste musicien Tomás de Iriarte (1750-1791) écrit des melólogos, et l’on continue à représenter des zarzuelas. Ce genre connaîtra d’ailleurs une longue éclipse pendant toute la première moitié du xixe s. Ce n’est qu’en 1851 qu’il ressuscitera triomphalement avec Jugar con fuego, grande zarzuela en 3 actes de Francisco Asenjo Barbieri (1823-1894). Sa faveur auprès du public ne devait pas se démentir depuis. Plus tard, à la fin du xixe s., apparaît le género chico, illustré par Federico Chueca (1848-1908).