Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

érotisme (suite)

En effet, Bataille se place du point de vue de la cohésion de l’esprit humain, montre l’unité de conduites apparemment opposées en cherchant un lieu possible de convergence. À la base de cette tentative d’une systématique spirituelle, il y a la notion de dépense, dont les formes les plus patentes sont le jeu, le rire, l’héroïsme, l’extase, le sacrifice, la poésie, la méditation et l’érotisme, toutes formes de dilapidation, c’est-à-dire de violence, par rapport à la raison, qui est travail. De ces manifestations, le moment érotique est la plus intense, parce qu’il « agit » ce que toutes les autres, et en particulier le mysticisme, ne sont pas parvenues à « dire » : la fascination non tant de la mort que du « dernier instant », suprême angoisse qui se résout dans la jouissance suprême ou l’inconscience suprême — ce qui est tout un —, dans la transfiguration extatique. Le sommet de l’érotisme coïncide ainsi pour Bataille avec l’interrogation philosophique fondamentale. Le problème de l’érotisme est donc le problème grave par excellence, et c’est notamment parce qu’il estimait que les surréalistes faisaient de Sade, ce dépensier du langage, un usage futile que Bataille a rompu avec Breton. Aussi, face au déferlement de l’« opération-sexe », Bataille apparaît-il comme le théoricien, sinon le philosophe de l’érotisme, penseur minutieux, attentif, passionné.

Dans la conception de Bataille, l’érotisme est en effet tout, sauf un jeu, une technique : « L’expérience intérieure de l’érotisme demande de celui qui la fait une sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit qu’au désir menant à l’enfreindre. » C’est que la transgression n’abolit pas l’interdit, mais le dépasse en le maintenant. L’érotisme est donc inséparable du sacrilège et ne peut exister hors d’une thématique du bien et du mal, d’une chrétienté. Mystique inverse, la quête érotique parcourt le même chemin, de la douleur sacrificielle à l’extase. C’est pourquoi tous les héros érotiques de Bataille crient après Dieu, sont au bord de la folie, en tout cas toujours malades. Cet érotisme effrayant, en tant qu’il représente, par l’intensité qu’il déploie, le « sommet de l’esprit humain », débouche sur le silence, a le silence comme vocation. Dès lors, langage et littérature ne servent qu’à rendre compte, aussi précisément que possible, c’est-à-dire toujours approximativement, d’expériences qui, de toute façon, se passent ailleurs. Aussi, Bataille ne cherche-t-il pas à faire de la littérature, se contentant de noter lourdement les choses, comme elles sont (ne sont pas), attentif uniquement à se faire comprendre. Mais comme, fondamentalement, il s’agit « d’autre chose » et que c’est l’angoisse qui parle, tout entière tendue vers la « volonté de l’impossible », écrire devient cette tentative inutile qui débouche sur le néant et à laquelle, pourtant, on ne peut se soustraire : l’écriture est un résidu, trace d’un mouvement vers l’inconnu, reste d’un combat qui se passe ailleurs et que nul n’a le pouvoir de faire cesser. L’œuvre de Bataille, qui, hors des genres et des catégories, marie la confession nue à la réflexion philosophique et à la recherche mystique, est l’approche désespérée d’états excessifs, d’états limites.


Leopold von Sacher-Masoch

(Lemberg [auj. Lvov], Galicie, entre 1835 et 1838 - Lindheim, Hesse, 1895). Après des études de droit et d’histoire à Graz (la Révolte de Gand, 1857), il est nommé professeur à Lemberg ; en 1859, il combat en Italie dans les rangs de l’Empire. De retour à Lemberg, il abandonne rapidement son poste pour se consacrer à la littérature. Sous les pseudonymes de « Charlotte Arand » et de « Zoé von Rodenbach » ou sous son propre nom, il acquiert bientôt une grande notoriété comme auteur de contes folkloriques de l’Europe centrale. En 1873, il se marie à Aurora von Rümelin, qui signera « Wanda von Dunajew », et dont il divorcera en 1886, lors d’un voyage à Paris. À cette époque, il est également connu comme rédacteur ou collaborateur de nombreuses revues ; il est même directeur-éditeur de la revue Auf der Höhe (Sur les hauteurs), qui paraît de 1881 à 1884 à Leipzig. En 1887, il se remarie avec la gouvernante de ses enfants et abandonne ses tâches mondaines pour parfaire son œuvre. Quand il meurt, seul et oublié, après avoir connu une renommée européenne, son nom est déjà attaché au mot masochisme, qui désigne une conduite sexuelle opposée au « sadisme ».

Pendant toute cette période, la France, qui le lit et l’honore, ne reconnaît aucun « érotisme » dans l’auteur de la Femme divorcée (1870), roman inspiré par son aventure avec Anna von Kottowitz, ou de la Vénus à la fourrure (1870), roman inspiré par son aventure avec Fanny von Pistor : c’est que les conditions de la censure et de la tolérance étaient très différentes des nôtres au xixe s., où l’on tolérait plus de sexualité diffuse, avec moins de précision organique et psychique. Les choses changent à partir de la Belle Époque, le « masochisme », inventé par Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) dès 1886 (Psychopathia sexualis), ayant fait son chemin. De ce moment, Sacher-Masoch n’est plus considéré que comme un écrivain de « second rayon », comme le prouvent les traductions parues entre 1906 et 1909 (Vénus impératrix, les Batteuses d’hommes, la Czarine noire, la Pantoufle de Sapho, la Jalousie d’une impératrice). Considérer Sacher-Masoch comme un conteur et un chroniqueur, c’est oublier que, dans son œuvre, conçue comme une série de cycles, les contes ne forment que des cycles secondaires ; le considérer comme un maniaque de la flagellation, c’est oublier qu’il est aussi l’auteur de deux « romans noirs » : Pêcheurs d’âmes et la Mère de Dieu.

Alors qu’il a dix ans, une parente éloignée de son père, la fière comtesse Zénobie, administre au jeune Leopold une correction d’importance, répétant ainsi la demoiselle Lambercier de Jean-Jacques. Ce n’est que bien plus tard que Sacher-Masoch découvrira « l’affinité mystérieuse entre la cruauté et la volupté ; puis l’inimitié naturelle des sexes, cette haine qui, vaincue pendant quelque temps par l’amour, se révèle ensuite avec une puissance tout élémentaire, et qui de l’une des parties fait un marteau, de l’autre une enclume ». C’est dans le jeu de cette double postulation que réside l’érotisme propre à Sacher-Masoch. Ses romans sont traversés par la figure hautaine de cette femme de marbre, toujours la même sous les fourrures différentes et les fouets multiples, qui humilie sans fin un homme qui l’adore et dont elle a fait son jouet, cette « femme sarmate, étrange idéal né d’une esthétique du laid, l’âme d’un Néron dans le corps d’une Phryné ». Mais c’est l’homme qui est à l’origine de cette fantastique aventure : parce que sa félicité n’est totale que remplie de tourments, il a persuadé la femme de l’attacher à sa personne comme esclave — de lui être infidèle. Ce patient travail de persuasion, il l’a effectué par le détour d’une véritable dialectique de type platonicien (le héros masochiste est suprasensuel, c’est-à-dire suprasensible), dont le pouvoir se marque par des « contrats » dûment paraphés et datés. Dans le monde des amours masochistes, les choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites, normalisées et verbalisées, avant que d’être accomplies. Ces redoublements de précautions n’ont qu’un seul but : de même que, chez Sade, l’obsession de la jouissance de l’autre se renverse, pour le libertin, en l’affirmation effrénée de sa propre jouissance, de même, chez Sacher-Masoch, l’obsession de l’attachement de l’autre se renverse en l’affirmation effrénée de son propre « attachement » à l’autre, qui se monnaye chez le masochiste en une sujétion corporelle dont le pendant est une suspension contractuelle de ses droits. Ce qui est en cause dans l’érotisme, c’est la durée de l’intensité du désir, désir de jouissance chez Sade, désir de sentiment chez Sacher-Masoch. Mais cet identique pouvoir de la parole et de l’écrit qui fait — différemment — l’érotisme chez Sade et chez Sacher-Masoch n’apporte en fait aucune satisfaction. Au libertin répétant sans cesse la même lutte inutile contre la toute-puissante Nature correspond la déception du masochiste, véritable Pygmalion toujours dépassé et enchaîné par son œuvre, « comme si, dit G. Deleuze, la puissance du travesti était aussi celle du malentendu » : le sérieux impliqué dans la réalisation des clauses du contrat fait disparaître le caractère masqué mais originaire d’attachement qui en faisait tout le prix, et, dans la Vénus à la fourrure, Séverin dit à Wanda : « Vous avez abusé de mes sentiments sacrés. » Dès lors, rien ne va plus ; et l’art de Sacher-Masoch, tout de suspense, sait faire du roman érotique un roman d’atmosphère.


Donatien Alphonse François, marquis de Sade