Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Darwin (Charles) (suite)

Le problème de l’espèce

Une autre cause de résistance aux idées de Darwin fut l’influence persistante des vues de Linné. Non pas, on l’a vu, la Linnean Society, qui servit au contraire de tribune au darwinisme, mais la mentalité linnéenne qui imprégnait alors l’esprit des savants et qui leur faisait concevoir « l’espèce » comme une sorte d’essence métaphysique immuable, tout au plus susceptible de former des variétés, mais inapte à devenir une autre espèce. Le grand argument, c’était que, contrairement aux variétés intraspécifiques, les espèces étaient interstériles. Comme à l’époque on pensait que c’était le croisement de deux hérédités différentes qui pouvait seul ébranler la fixité des formes et faire apparaître du nouveau, il semblait naturel que les changements ne pussent déborder le cadre extrêmement étroit d’une espèce. Quand par hasard un accouplement interspécifique se montrait fécond, le produit était appelé hybride, d’un mot grec qui signifie aimablement « outrance », voire « outrage » fait à la nature, et l’on soulignait complaisamment la stérilité de tels monstres. En fait, on venait à peine de terminer l’admirable édifice de la systématique, de donner à chaque être vivant une identité faite d’un nom de genre et d’un nom d’espèce comme l’avait proposé Linné, et il était pénible de s’avouer que ce bel édifice, payé de tant d’efforts, n’hébergeait pas des espèces éternelles. C’est pourquoi Darwin revient, avec une insistance qui surprend le lecteur d’aujourd’hui, sur le caractère abstrait, mal défini et parfois contradictoire des coupures établies entre les espèces. Mais, comme le fait de l’interstérilité restait acquis, il fallait proposer une autre explication des nouveautés que le mélange des hérédités. Sur ce point, nous l’avons dit, Darwin n’innove pas. Il reprend à son compte les idées de Lamarck* : influence des changements dans les conditions de milieu, hérédité des caractères acquis au cours de la vie. Il élabore même une théorie des « gemmules » pour étayer ses vues. Il est honnête d’avouer que, sur ce point, il ne reste rien du darwinisme. C’est seulement après la mort de Darwin que le botaniste Hugo De Vries (1848-1935), en découvrant la mutation spontanée, offrira à l’évolution une base que Darwin lui avait toujours refusée, parlant de changements en apparence spontanés.


Le trépied de l’évolution

Charles Darwin a magistralement établi, sur un nombre immense de faits, dont beaucoup avaient été personnellement observés, les trois bases fondamentales de toute doctrine de l’évolution :
1o partout, toujours, de mille manières, les faunes et les flores ont varié, et cela depuis la base des couches géologiques les plus anciennes du Cambrien, donc des plus anciennes formations dont les fossiles soient souvent en bon état ;
2o les lignées, observées individuellement par voie d’élevage ou de culture, présentent d’innombrables variations de détails ;
3o la lutte pour la vie est si féroce et la sélection naturelle si rigoureuse que la moindre variation utile fait triompher la lignée qui la possède sur les lignées qui en sont dépourvues, et assure à la population victorieuse une expansion rapide.

En d’autres termes, Darwin a établi l’évolution des populations animales et végétales, il a établi l’évolution des lignées et il a montré que l’évolution des lignées pouvait expliquer celle des populations. Il ne restait plus qu’à expliquer l’évolution des lignées pour que l’édifice évolutionniste trouvât sa clé de voûte.


Une honnêteté féconde

Il suffit d’un coup d’œil sur la liste des œuvres de Charles Darwin pour voir combien il serait injuste de limiter cette œuvre à sa part la plus géniale. Un auteur qui écrit sur l’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), sur les Îles volcaniques (1876), sur la Fécondation des orchidées (1862), sur la Formation de l’humus végétal par l’action des vers de terre (1881), sur les Plantes insectivores (1875), sur le Mouvement chez les plantes (1880) ne saurait être considéré comme l’homme d’un seul sujet !

Quel fut donc le secret de la fécondité de la pensée darwinienne ? Voici ce qu’il en dit lui-même : « J’ai constamment essayé de garder l’esprit libre, au point d’abandonner une hypothèse, même lorsqu’elle m’était chère (et je ne puis m’empêcher de former une hypothèse sur chaque sujet), aussitôt que les faits s’y montraient opposés » (la Vie et la correspondance de Charles Darwin, 1887) et encore « ... l’amour de la science, une patience sans limites pour prolonger la réflexion sur un même sujet, l’effort pour observer et rassembler les faits, et une part suffisante aussi bien d’invention que de sens commun » (ibidem).

De cette extrême humilité font foi plusieurs passages de l’Origine des espèces consacrés par l’auteur à présenter toutes les objections possibles à la théorie de la sélection naturelle, puis à les réfuter lorsqu’il jugeait la chose possible, à en prendre acte dans les autres cas. Le chapitre VI s’intitule « Difficultés de la théorie » ; le début du chapitre XIV, « Récapitulation des difficultés de la théorie ».


Après Darwin...

Charles Darwin mourut le 19 avril 1882. Il fut enterré à Westminster Abbey, parmi les grands hommes de la nation britannique. Ses fils lui ont fait honneur ; trois d’entre eux ont été membres de la Royal Society : sir George Howard Darwin (1845-1912), éminent astronome, auteur de la première théorie complète des marées ; sir Francis Darwin (1848-1925), excellent botaniste ; sir Horace Darwin (1851-1928), ingénieur civil. Le fils de George, sir Charles Galton Darwin (1887-1962), a apporté une contribution importante à la physique atomique et à l’étude de la diffraction des rayons X. La famille de Charles Darwin a recueilli et publié sa correspondance avec les savants les plus éminents de son temps : Lyell, Hooker, Thomas Henry Huxley (1825-1895), Henslow, sir Francis Galton (1822-1911).