Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Darwin (Charles) (suite)

Quant à son ancien rival, Alfred Russel Wallace (1823-1913), il rendit au maître un hommage loyal dans tous ses ouvrages : Contributions à la théorie de la sélection naturelle (1870), la Distribution géographique des animaux (1876), enfin Darwinisme (1889). Du deuxième de ces ouvrages, il dit modestement : « Je crois qu’il présente avec les chapitres X et XI de l’Origine des espèces la même relation que la Variation des animaux et des plantes sous l’effet de la domestication [de Ch. Darwin] avec le chapitre I. »

Mais l’hommage le plus expressif rendu au génie de Charles Darwin est cette gravure où on voit le savant, déjà âgé, enveloppé d’une grande pèlerine sur laquelle, familièrement, grimpent des écureuils. Darwin a laissé la nature grimper à l’assaut de sa pensée sans lui résister, sans même faire aucun de ces mouvements de pensée qui risquent d’intimider le Réel ou de le faire tomber. Il a jeté sur elle un regard aimant, intelligent et modeste, et ce qu’il a vu était tragique et grandiose.

Les îles Galápagos

Archipel d’origine volcanique, composé de treize grandes îles et de quarante-sept îlots, inhabité jusqu’en 1832, date où la république de l’Équateur en prit possession, et comptant actuellement 1 500 habitants, presque tous groupés dans l’île de San Cristóbal. La faune de ces îles attira l’attention de Charles Darwin par son extrême endémisme, ce qui signifie que chaque île a son espèce particulière de Tortue géante, d’Iguane, de Bulimulus (sorte d’Escargot géant), etc.

Le jeune savant y a acquis ses vues sur l’extrême variabilité des formes vivantes, qui se différencient rapidement aussitôt que l’isolement géographique empêche les formes voisines de se croiser ; en outre, l’extrême densité de la population de Tortues lui a présenté sur le vif un exemple de confinement entraînant une impitoyable concurrence vitale ; enfin, l’observation d’Insectes et d’Oiseaux sans ailes lui a montré que, dans un milieu particulier, ce qui serait un inconvénient partout ailleurs peut être sélectionné comme un avantage. De tous les pays qu’il a visités lors de la croisière du Beagle, les îles Galápagos sont donc celui dont Darwin a retiré le plus grand profit scientifique.

Les heureux effets d’une fièvre

Au mois de février 1858, la neige couvrait l’Angleterre. Comme elle était lointaine, la fraîche Albion, pour ce naturaliste encore inconnu qu’une intense fièvre de savoir avait conduit jusqu’aux rivages lointains de Ternate, dans les Moluques, mais qu’une autre fièvre, celle du paludisme, retenait, brûlant et frissonnant tout ensemble, sur un hamac entouré de tiédeurs équatoriales ! Son cerveau, exalté par la maladie, tournait et retournait le problème qui depuis trois ans ne cessait de le tourmenter : celui de l’origine des espèces. Brusquement, il se leva, s’assit devant une petite table pliante et jeta à la hâte sur un mauvais papier quelques notes : en un éclair, il venait de formuler la théorie de la « survivance du plus apte », qui allait devenir célèbre sous le nom de darwinisme. Les deux soirs suivants, profitant du répit que lui laissait sa fièvre intermittente, le malade mit son texte au net, le signa et le mit sous enveloppe à l’adresse d’un naturaliste britannique, en le priant de bien vouloir le transmettre avec avis favorable à sir Charles Lyell, le célèbre géologue, membre de la Linnean Society. Il avait signé de son nom : Alfred Russel Wallace et le premier destinataire de la notice était Charles Robert Darwin.

Les navires n’étaient pas alors des plus rapides, et ce n’est que le 18 juin que Charles Darwin eut en main la notice de ce jeune collègue dont, la veille encore, il ignorait l’existence. Si Charles Darwin n’avait eu pour preuves l’origine de la lettre et l’écriture, il aurait fait l’hypothèse la plus raisonnable en supposant qu’il avait écrit la notice lui-même au cours d’un accès de somnambulisme... ou de paludisme.

Puisque le texte était d’une autre main, il ne lui restait plus qu’à croire (comme beaucoup d’Anglais de son temps) à la télépathie... ou à admettre ce fait extraordinaire : presque aux antipodes, un autre avait, sans avoir eu connaissance des travaux de Darwin, rédigé le résumé le plus parfait qu’il fût possible d’en donner.

Darwin fut à la fois stupéfait, enthousiaste, furieux. Le jour même, il transmit le manuscrit à Lyell, avec une lettre où il écrivit : « Vos paroles sont tombées furieusement juste... au point que je vais être devancé. » Et encore : « Je n’ai jamais vu une coïncidence plus frappante : si Wallace avait fait en 1842 un résumé de mon manuscrit, il n’aurait pas pu en faire un meilleur ! Même ses termes sont ceux qui figurent en tête de mes chapitres. »

Bien entendu, Lyell fut à son tour fort embarrassé. Il consulta son collègue sir Joseph Hooker, lui aussi grand ami de Darwin, et ils adressèrent ensemble au secrétaire de la Linnean Society un dossier contenant une lettre explicative, le texte d’Alfred Wallace et divers extraits de la grande œuvre que Darwin était en train de rédiger, le tout sous le titre suivant : Sur la tendance des espèces à former des variétés, et sur la perpétuation des espèces et des variétés par des processus naturels de sélection. La lecture eut lieu lors de la séance historique du 1er juillet 1858. À partir de ce jour-là, un regard entièrement nouveau pouvait être posé aussi bien sur les campagnes anglaises en fleurs que sur les fossiles rangés dans les archives de la terre.

H. F.

➙ Espèce / Évolution.

 Life and Letters of Charles Darwin, publiées par F. Darwin (Londres, 1887, 3 vol. ; trad. fr. la Vie et la correspondance de Charles Darwin, Reinwald, 1888, 2 vol.). / G. J. Romanes, Darwin and after Darwin (Londres, 1892-1897 ; 3 vol.). / E. B. Poulton, Charles Darwin and the Theory of Natural Selection (Londres, 1896). / J. Rostand, Charles Darwin (Gallimard, 1947). / P. B. Sears, Charles Darwin, the Naturalist as a Cultural Force (New York, 1950). / G. Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Revolution (Londres, 1959). / J. F. Leroy, Darwin (Seghers, 1966).