Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cuba (suite)

Au début, Batista semble respecter le jeu démocratique et vouloir se faire pardonner les excès de 1934 ; obéissant à la Constitution, il quitte le pouvoir en 1944 et, son candidat étant battu, s’exile en Floride. De 1944 à 1952, R. Grau San Martín et Carlos Prío Socarrás (né en 1903) se succèdent, appliquant une politique toute conforme aux souhaits de Washington ; mais ces gouvernements sont discrédités par leur inaction et leurs complicités avec la spéculation et le gangstérisme. On murmure que les véritables maîtres de La Havane sont des membres de la pègre internationale. Cela explique la facilité avec laquelle, en 1952, Batista dépose le président Prío Socarrás ; en 1934, il avait fallu un bain de sang pour mater l’agitation révolutionnaire ; en 1952, une poignée de soldats lui donne sans coup férir le pouvoir, et les États-Unis reconnaissent immédiatement le nouveau régime. Batista, l’homme fort, appuyé sur l’armée, leur paraît offrir plus de garanties que le régime dégénéré des civils. Ordre, stabilité, anticommunisme seront assurés, semble-t-il, par ce gouvernement, qui aura avec Washington d’excellentes relations jusqu’en 1958 ; une étroite coopération militaire est nouée entre les deux pays, les officiers américains étant de chaleureux partisans de Batista, qui, par ailleurs, recrute ses gardes du corps et fait des affaires avec les gangsters de Miami et de La Nouvelle-Orléans. Comme le régime du « grand général », du « grand président » est encore plus sanglant, encore plus corrompu que la première fois, l’antiaméricanisme est à son comble parmi le peuple. Les liens économiques entre les États-Unis et Cuba n’ont jamais été plus étroits ; comme Batista est le garant de la sécurité, les milieux d’affaires américains le soutiendront, imprudemment, jusqu’au bout. L’imbrication des deux économies n’a pas que des désavantages pour Cuba, puisque le revenu annuel moyen per capita (mais que représentent ces moyennes ?) est très élevé par rapport au reste de l’Amérique latine ; alors que le Batista des années 1930-1940 avait parfois essayé de résister à l’appétit américain, celui des années 50, pour se concilier le « business » américain, prend des mesures favorables aux compagnies étrangères. À cette époque, on peut parler d’une véritable américanisation de Cuba, de son gouvernement, de La Havane, des groupes dirigeants et des classes moyennes, la campagne n’étant, évidemment, pas touchée par cette mutation culturelle. Cette dépendance étroite vis-à-vis des États-Unis ne se traduit pas, structurellement, par une amélioration de la situation nationale : de 1928 à 1958, malgré l’expansion des années 1956-1957, on peut parler de stagnation économique. Si les villes profitent de l’activité touristique, le secteur agricole souffre du chômage et du bas niveau de vie. En 1956, le revenu moyen par tête et par an est de 342 dollars pour toute l’île, de 90 dollars seulement à la campagne ; les investissements américains, soit 1 milliard de dollars, ont diminué de 25 p. 100 par rapport à 1929. Concentrés dans la culture et la production du sucre, ils contrôlent aussi les services publics. Ces investissements, de par leur stagnation et leur spécialisation, n’ont pas permis à l’économie cubaine de croître suffisamment. Cuba reste étroitement dépendante de son sucre (80 p. 100 des exportations), et le pouvoir d’achat de ces exportations stagne depuis 1929. La dépendance vis-à-vis des États-Unis, à qui l’on vend 50 p. 100 du sucre et à qui l’on achète tous les produits finis, est l’obstacle le plus sérieux à l’industrialisation.

En 1958, Cuba se trouve donc à la fois dépendante des États-Unis et violemment hostile à cette situation. Hostilité des chômeurs, hostilité des classes moyennes, qui ne pardonnent pas le soutien américain à une dictature durement ressentie.

Si le président Prío n’a pas résisté au coup d’État de Batista, dès les premiers jours une opposition résolue s’est manifestée, avant de passer à la clandestinité, puis, après la victoire, à la révolution. En 1952, le jeune avocat Fidel Castro* porte plainte devant la Cour suprême contre l’usurpateur ; plusieurs mouvements clandestins s’organisent, surtout dans les milieux étudiants, pour agir en dehors des partis traditionnels, discrédités par leur passage au pouvoir ou leur faible condamnation de Batista : Mouvement national révolutionnaire, Directoire révolutionnaire, dirigé par le catholique José Antonio Echeverria, « autenticos », « ortodoxos »... Le 26 juillet 1953, cent vingt hommes, groupés autour de Fidel Castro, attaquent la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba ; l’échec, suivi de la répression sanglante, fait de nombreuses victimes. Fidel Castro, passé en jugement, assure sa défense et plaide : « L’histoire m’acquittera. » En 1955, il bénéficie avec les survivants d’une amnistie et part pour le Mexique en vue de préparer une expédition contre la dictature. Son mouvement, en souvenir de l’attaque de la Moncada, s’appelle « mouvement du 26 juillet ». Là il rencontre « Che » Guevara, jeune médecin argentin, et s’entraîne à la guérilla sous la direction d’un vétéran de la guerre d’Espagne ; le 26 novembre 1956, il s’embarque avec quatre-vingt-un hommes sur le Granma à destination de Cuba. Un pacte a été conclu avec le Directoire révolutionnaire pour coordonner le débarquement avec plusieurs soulèvements. Le mot d’ordre est le suivant : « Cette année, nous vivrons libres ou nous mourrons en martyrs. »

Le 1er janvier 1959, Batista devra quitter le pouvoir devant la révolution triomphante : le régime castriste pourra s’établir.

J. M.


Le peuplement et la mise en valeur jusqu’en 1958

Quand les Espagnols s’implantent à Cuba en 1511, il n’y a guère que 80 000 Amérindiens ; le contact brutal avec les Européens les décime rapidement. Bien que le pays soit accueillant, les Espagnols le délaissent, et, en 1555, il n’y a que 4 500 habitants, dont 2 000 Espagnols et 2 500 esclaves noirs. Seule La Havane, fondée en 1519, prend un grand essor à la fin du xvie s., en devenant le principal port espagnol des Antilles. Pendant longtemps, l’élevage extensif des bovins dans le cadre de grands domaines est l’activité essentielle. Quelques plantations de canne à sucre se développent avec des esclaves noirs. Soumise à une métropole déjà épuisée au début du xviiie s., Cuba stagne pendant les soixante-quinze premières années de ce siècle. La population, éparse, se rassemble autour des principaux ports, et, en 1730, l’île n’a encore que 100 000 habitants. Seule La Havane jouit d’une grande prospérité grâce à son trafic d’escale maritime ; sa bourgeoisie s’approprie les terres de l’île et accumule d’énormes capitaux. Les troubles d’Haïti pendant la Révolution et l’Empire provoquent l’immigration à Cuba de 15 000 planteurs et d’autant de Noirs. Leur arrivée et les capitaux de La Havane donnent un coup de fouet aux plantations. La traite se développe et fournit la main-d’œuvre nécessaire. La population atteint 400 000 personnes en 1800, et l’on produit 50 000 t de sucre. En 1818, l’Espagne accorde la liberté du commerce, et la demande européenne croît si bien que la mise en valeur de l’île s’accélère sous la forme d’un développement des plantations de canne à sucre essentiellement, mais aussi de tabac. La traite bat son plein en dépit de l’interdiction du congrès de Vienne. Elle durera, clandestine, jusque vers 1875, et l’on considère que, de 1800 à 1875, 850 000 esclaves ont été introduits à Cuba. Cependant, l’immigration blanche se développe lentement, et, après 1860, l’emporte sur celle des Noirs. Restée principale colonie de l’Espagne, Cuba reçoit de nombreux Galiciens et Canariens. La population s’accroît alors rapidement : 700 000 habitants en 1830, 1 million en 1840, 1,4 million en 1860. Par rapport à la sous-exploitation des siècles précédents, l’essor est prodigieux. Il y a 1 500 sucreries vers 1850, qui produisent 0,5 Mt de sucre, surtout localisées dans les provinces de Matanzas et de La Havane. Vers le milieu du xixe s., les États-Unis commencent à s’intéresser à Cuba. Ils investissent et songent surtout à annexer l’île. La seconde moitié du xixe s. est marquée par des troubles politiques qui aboutissent à l’indépendance en 1898, mais aussi à la mainmise américaine sur l’économie et sur la politique cubaines, légalisée par l’amendement Platt et le traité de réciprocité de 1903. Les produits cubains entreront en priorité sur le territoire américain avec un tarif préférentiel, mais, en contrepartie, les États-Unis se font accorder une base militaire, le droit d’intervention dans l’île et l’autorisation préalable de leur part pour tout accord signé par Cuba avec un pays étranger. L’économie cubaine est désormais étroitement dépendante du marché américain, et les capitaux des États-Unis s’investissent massivement. L’abolition de l’esclavage (1880) a provoqué une crise de main-d’œuvre. L’économie sucrière souffre momentanément des troubles, mais elle continue cependant son ascension : on produit 775 000 t de sucre en 1874 et 1,5 Mt en 1902. L’immigration s’amplifie ; entre 1905 et 1930, 850 000 Espagnols gagnent Cuba, ainsi qu’environ 250 000 Antillais, parmi lesquels 80 p. 100 d’Haïtiens. La mortalité diminue fortement, et la croissance globale de la population est considérable : on compte deux millions d’habitants en 1910, trois millions en 1920, près de quatre millions en 1930. Corrélativement, le développement économique est impressionnant : 4 Mt de sucre en 1920 et 5 Mt en 1925. La culture du tabac est florissante ; celle du café et les grandes fermes d’élevage se développent. La colonisation de l’île s’achève, la canne à sucre ayant glissé des provinces occidentales vers le Centre et l’Oriente ; le front pionnier a balayé toute l’île d’ouest en est en suivant l’axe routier de 1 200 km, qui est achevé en 1927, et la voie ferrée, véritable épine dorsale de 1 150 km ; la construction de cette dernière, commencée dès 1837, est achevée en 1903, le réseau ferré étant terminé en 1919. Il s’est créé un paysage agro-industriel original dans les plaines fertiles : centrales sucrières d’une capacité de production de 10 000 à 40 000 t de sucre, entourées d’une mer de champs de canne à sucre partagés géométriquement en centres de culture, vers lesquels converge le réseau ferré pour le transport de la récolte ; ports sucriers reliés à l’usine par le rail, où se chargent les navires qui partent pour les États-Unis ; le long des axes routiers ou de la grande voie ferrée, à des carrefours, gros bourgs de commerce peuplés de « braceros », d’ouvriers agricoles des plantations. Le sucre a même créé ses villes-champignons, surtout dans l’Oriente (Guantánamo, Preston, Antilla), et il anime les anciens ports de cabotage répartis autour de l’île. C’est l’âge d’or pour Cuba, la « danse des millions » dont La Havane draine la majeure partie.