Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cuba (suite)

La république « médiatisée »

En 1901, l’Assemblée constituante cubaine est obligée par les États-Unis d’adopter l’amendement du sénateur Platt, qui leur reconnaît le droit d’intervention dans l’île chaque fois que la paix y sera menacée. Le traité permanent de 1903 précise que les États-Unis interviendront pour faire respecter « l’indépendance cubaine et le maintien d’un gouvernement capable de protéger les personnes, les biens et la liberté individuelle ». La base de Guantánamo leur est cédée à perpétuité. Cuba est donc devenue un protectorat en vertu de la loi naturelle invoquée par John Quincy Adams, et les États-Unis interviennent en 1907, en 1912, en 1917, selon la théorie du président Theodore Roosevelt : « Je suis tellement exaspéré [1906] par cette infernale petite république de Cuba que j’aimerais pouvoir l’effacer de la carte du monde. Tout ce que nous lui demandions était d’être prospère et heureuse et de se conduire de manière que nous n’ayons pas à intervenir. Et voilà, hélas, qu’elle s’est lancée dans une révolution tout à fait insensée et injustifiée ! » Les conservateurs ayant truqué les élections, les libéraux commencent la guérilla, après avoir manqué leur coup d’État. Cela entraîne un gouvernement américain de vingt-huit mois ; la corruption des libéraux n’a rien à envier à celle des conservateurs, et la répression qu’ils font en 1912 à la suite du soulèvement du parti indépendant de couleur dégénère en boucherie. Les troubles politiques et les interventions américaines n’empêchent pas la prospérité sucrière, exaltée par la montée des prix du sucre, pendant et après la Première Guerre mondiale.

L’amendement Platt a surtout servi à donner aux États-Unis le contrôle de l’économie cubaine : Cuba s’est soumise à la quasi-monoculture de la canne à sucre, qui occupe 60 p. 100 des terres cultivées, dont 40 p. 100 aux mains des Américains, qui contrôlent à 75 p. 100 l’industrie sucrière. Le tabac, les services publics, les chemins de fer, le téléphone, l’électricité sont également américains, et leurs investissements augmentent de 53 p. 100 entre 1913 et 1929, totalisant 1,5 milliard de dollars. En 1925, le général Gerardo Machado (1871-1939) arrive à la présidence grâce au commissaire américain E. H. Crowder (1859-1932), dont l’activité, théoriquement financière, déborde sur la politique. Homme fort, typique représentant du caudillisme latino-américain, il est victime de la grande crise de 1929. De 1929 à 1933, les exportations de sucre diminuent de moitié, et les difficultés économiques augmentent le mécontentement engendré par les méthodes dictatoriales de Machado ; les premières bombes éclatent en 1929, les heurts violents se multiplient, et la droite classique passe à l’opposition. En 1933, comme Machado a perdu le contrôle effectif du pays, il est abandonné par les États-Unis et est obligé de quitter le pays à la suite d’une grève générale.

À son arrivée au pouvoir en 1933, l’administration F. D. Roosevelt se propose de suivre la politique de « bon voisinage » esquissée par Herbert Clark Hoover. Elle désire la présence de régimes forts (pour assurer la reprise économique), mais constitutionnels, se maintenant en place grâce à la volonté des gouvernés. C’est pourquoi Sumner Welles (1892-1961), le médiateur, favorise l’installation du président provisoire Carlos Manuel de Céspedes (1871-1939), qui se heurte aussitôt à l’opposition des « jeunes radicaux », désireux de créer un « nouveau Cuba » ; le 4 septembre 1933, Céspedes est renversé par une révolte des sergents de l’armée, dirigée par l’un d’eux, le mulâtre Fulgencio Batista y Zaldívar, et il est remplacé par Ramón Grau San Martín. Malgré sa réputation révolutionnaire, le nouveau gouvernement ne fait pas grand-chose, et son impuissance stimule un désordre qui permet au parti communiste de lancer le mot d’ordre suivant : « Tous les pouvoirs aux Soviets ! » On chuchote que la non-intervention effective des États-Unis favorise le désordre et permettra une nouvelle extension de la conquête : une fois de plus, les spéculateurs achèteront au plus bas. En refusant de reconnaître le gouvernement de Grau San Martín, qui réussit pourtant à s’imposer à l’armée et à la gauche grâce à l’appui du sergent Batista, les États-Unis, indirectement, sapent son autorité et provoquent une relance de l’agitation révolutionnaire. Finalement, S. Welles pousse Batista à s’emparer du pouvoir, en lui garantissant la reconnaissance immédiate s’il se rallie à une coalition conservatrice dirigée par d’anciens leaders politiques. L’armée dépose le docteur Grau ; le nouveau gouvernement est aussitôt reconnu par les États-Unis : l’ère Batista commence.


L’ère Batista (1934-1959)

La « première » révolution cubaine a donc échoué, ce qui accroît encore, si possible, la dépendance économique vis-à-vis des États-Unis et prouve aux nationalistes que tout mouvement de réforme doit commencer par la lutte contre les Yankees ; désormais, nationalisme et anti-impérialisme sont inséparables. Pour consolider le nouveau régime, les États-Unis abolissent en 1934 l’amendement Platt et abaissent leurs tarifs douaniers (moyennant réciprocité) ; le sucre cubain reçoit un quota de 28 p. 100 sur le marché américain. Si Cuba semble recevoir des privilèges, rien n’est changé dans le fond ; seules les apparences sont modifiées. De fait, le protectorat subsiste ; la menace de fermer le marché américain au sucre cubain est plus efficace qu’une démonstration militaire et plus discrète aussi. De ce point de vue, le règlement de 1934 aggrave la dépendance cubaine, et les hommes d’affaires américains ont raison d’y voir « un pas dans la direction d’une saine politique coloniale ».

Cela ne supprime pas les difficultés économiques, les problèmes sociaux et l’agitation politique, et les États-Unis devront sans cesse se préoccuper du maintien de l’ordre à Cuba. L’ordre, Batista s’en charge à sa manière ; en janvier 1934, il déclare : « Il y aura la zafra (récolte de la canne) ou il y aura du sang », et, dans les mois qui suivront, toute résistance ouvrière ou politique sera brisée avec une violence inouïe. À l’époque, le parti communiste dénonce le fasciste Batista. Curieusement, quatre ans plus tard, il rappellera que « nous devons tenir compte de l’origine sociale de Batista [...], ses attaches avec le mouvement révolutionnaire sont restées profondes ». Batista, arbitre incontesté de la vie politique, permet au parti communiste une activité légale et cueille les fruits de sa politique, puisque les communistes votent pour lui aux élections présidentielles de 1940. Cette mutation s’explique par la conjoncture internationale, la lutte contre le fascisme et les mots d’ordre soviétiques. Deux ans plus tard, Batista fera entrer deux communistes au gouvernement, les premiers communistes au pouvoir en Amérique latine. Le parti communiste se prête à ces manœuvres pour sortir de son isolement, une alliance avec les autres forces de gauche lui étant interdite par les mises en garde de Moscou contre les « insurrectionalistes incorrigibles » et « les aventures antiaméricaines » (c’est le moment où le Komintern préconise le front antifasciste). Reste alors l’alliance avec Batista, mulâtre, donc antiraciste, donc antinazi ; cela coûte cher au parti, qui comptera 87 000 membres en 1942 et seulement 7 000 en 1959. En 1939, il contrôlait le mouvement syndicaliste ; en 1959, au congrès de la C. T. C. (Confédération des travailleurs cubains), sur 3 240 délégués il n’y a plus que 170 communistes.