Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

critique (suite)

Il conviendrait, en effet, de tenter de sortir de ce cercle où l’on ne rencontre jamais que des individus, non pas seulement pour se consacrer à une rationalisation abstraite des formes littéraires, mais pour essayer de saisir les œuvres littéraires non plus comme le produit d’un acte individuel de création et de délectation, mais comme un phénomène qui s’inscrit dans une histoire collective, dans l’histoire sociale. Si imprégnée qu’elle ait été, depuis plus d’un siècle, des méthodes de l’histoire littéraire, la critique est restée cependant tout à fait étrangère à l’histoire proprement dite et ne s’est guère souciée d’examiner quelle place occupent la production et la consommation des œuvres littéraires dans la vie des sociétés. Il reste encore à étudier l’œuvre non plus dans sa genèse à partir du projet conscient ou subconscient de son auteur, non plus dans ses procédés et dans le système formel qui la constitue, mais dans les rapports complexes qu’elle entretient avec une société qui, à partir d’une situation donnée, favorise son apparition, puis, au cours de l’histoire, l’accepte dans le domaine de la littérature ou l’en écarte. Le champ est ainsi ouvert à une double étude : celle des conditions historiques de la production des œuvres et celle des conditions historiques de la reconnaissance des œuvres comme littéraires.

Une telle critique sociologique est encore embryonnaire. Tout se passe comme si l’on avait longtemps redouté de reproduire le schéma d’interprétation que proposait Taine et que chacun s’empresse de juger simpliste et dépassé : l’œuvre considérée comme le produit d’un milieu, comme le reflet direct d’une réalité sociale. L’analyse marxiste de l’histoire des sociétés et des rapports dialectiques entre infrastructures et superstructures a pourtant permis d’affiner et de corriger le schématisme idéaliste et positiviste de la méthode tainienne. Le philosophe hongrois György Lukács* — en particulier dans ses études sur le Roman historique et sur Balzac et le réalisme français, traduites en 1965 et 1967 — a défini et mis en œuvre le concept de « vision du monde » comme essentiel à la compréhension historique d’une œuvre littéraire. Lucien Goldmann (1913-1970) s’est inspiré de ses travaux pour découvrir chez Pascal et chez Racine une même « vision tragique » du monde (le Dieu caché, 1956), expression de la déception historique d’une classe transformée en peinture générale et intemporelle de l’homme. Mais le risque est grand de sacrifier à la recherche d’analogies de ce genre, entre la situation d’une classe sociale et les thèmes essentiels de quelques grandes œuvres, les nuances particulières de la littérature d’une époque donnée et les caractères formels irréductibles qui tiennent au choix de tel ou tel genre, à la pratique de tel ou tel style. Beaucoup reste à faire dans cette direction. S’y emploient ceux qui, autour de Robert Escarpit, mènent des enquêtes prudentes et sérieuses dans le cadre de l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse, et ceux qui, au plan théorique, s’inspirent des travaux de Louis Althusser pour réfléchir aux conditions d’élaboration d’une analyse marxiste des phénomènes littéraires.

Il est permis de rêver à une sorte de « critique totale » qui, combinant les diverses méthodes pratiquées aujourd’hui, permettrait de parvenir à une meilleure compréhension de la littérature. Il ne faudrait pourtant pas s’exagérer les pouvoirs de la critique, ni se dissimuler les dangers d’un éclectisme qui, sous prétexte d’emprunter ce qu’il y a de meilleur à chacune de ces pratiques, négligerait la visée idéologique et doctrinale propre à chacune d’elles. Chaque école critique se fait une certaine idée de la littérature, et ainsi coexistent, difficilement, diverses littératures, réelles et possibles. Il n’en reste pas moins vrai que la critique est devenue une des formes les plus importantes de l’activité littéraire contemporaine. On peut voir là le signe d’une métamorphose de la littérature elle-même, plus soucieuse que jamais de se mettre en question, de s’interroger sur son rôle, sur les modalités de son existence, sur sa place au milieu des autres activités humaines.

R. F.

 G. E. B. Saintsbury, A History of Criticism and Literary Taste in Europe (Edimbourg, 1900-1904 ; 3 vol.). / R. Wellek et A. Warren, Theory of Literature (New York, 1948 ; 3e éd., 1962 ; trad. fr. la Théorie littéraire. Éd. du Seuil, 1971). / J.-C. Carloni et J.-C. Filloux, la Critique littéraire (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1955 ; 6e éd., 1969). / R. Wellek, A History of Modern Criticism, 1750-1950 (Londres, 1955-1965 ; 4 vol.). / N. Frye, Anatomy of Criticism (Princeton, 1957 ; trad. fr. Anatomie de la critique, Gallimard, 1969). / P. Moreau, la Critique littéraire en France (A. Colin, 1960 ; nouv. éd., coll. « U 2 », 1967). / R. Fayolle, la Critique littéraire (A. Colin, coll. « U », 1964 ; 3e éd., 1969). / G. Poulet (sous la dir. de), les Chemins actuels de la critique (Plon, 1967). / G. Poulet, la Conscience critique (Corti, 1971). / S. Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ? (Gonthier, 1972). / R. Barthes, le Plaisir du texte (Éd. du Seuil, 1973). / A. Clancier, Psychanalyse et Critique littéraire (Privat, Toulouse, 1973).


La critique d’art

L’expression critique d’art, bien que d’un usage courant, recouvre en fait une notion assez imprécise. Pour les Français, profondément marqués par la longue tradition des « salonniers », ininterrompue depuis le milieu du xviiie s., elle évoque souvent un genre littéraire mineur étroitement lié au journalisme. Dans la tradition culturelle italienne, au contraire, elle apparaît beaucoup plus comme une forme de connaissance supérieure, dont le point d’application est l’ensemble des activités artistiques de l’homme et qui englobe ce que l’on désigne — et l’on oppose parfois — sous les noms d’esthétique et d’histoire de l’art, voire d’archéologie. Plus peut-être que le problème de sa définition, limitée ou synthétique, la critique d’art pose celui de son origine. Par quels chemins l’œuvre d’art, dont l’existence pourrait sembler inséparable d’une certaine qualité de plaisir désintéressé, est-elle devenue un objet de spéculations intellectuelles appuyées sur des études particulièrement ardues ?