Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

L’évolution de Corneille tient aussi à l’histoire du public. Avec ses premières comédies, dans lesquelles il glisse habilement les lieux parisiens à la mode — galerie du Palais, place Royale — et où règne une galanterie de bon ton, loin des propos de haute graisse des vieux farceurs du Pont-Neuf, Corneille crée littéralement un public nouveau : les bourgeois et surtout les femmes osent aller dans une salle publique. Richelieu encourage le mouvement : il forme la société des cinq auteurs, chargée, hélas ! de rédiger des canevas romanesques imposés, et Corneille, pour sa part, renonce vite. Du moins a-t-il découvert le nouveau public de la Cour : diplomates étrangers et grands seigneurs qui aiment certes les ballets traditionnels, mais s’intéressent à la politique. Cinna et la Mort de Pompée marquent ce véritable changement d’optique.

La querelle du Cid, arbitrée par l’Académie et Richelieu, est une autre leçon. Il faut compter avec les doctes, incapables sans doute de comprendre la véritable nature du tragique, mais guides de l’opinion et « redresseurs de syllabes » parfois pertinents. La position de Corneille en cette affaire n’est ni de pure protestation ni de profond découragement, et déjà la préface de Médée (1639) se ressent de cette nouvelle réflexion sur son art. Chaque fois que, par la suite, Corneille innove, il s’en explique longuement.

Le souci de son indépendance financière répond non à une avarice prétendue, mais à la possibilité d’œuvrer librement, loin des clans littéraires. En 1643, l’année même où il dédie Cinna au financier Montauron et Polyeucte à la reine régente, il présente un projet de lettres patentes qui garantirait les droits d’auteur sur les représentations des troupes qui s’emparent librement du texte après son impression ; le texte est rejeté, en raison de sa nouveauté inouïe.

Corneille se contente d’exiger à la remise de ses pièces des sommes que les acteurs jugent colossales (2 000 livres pour Attila et Tite et Bérénice) et multipliera les éditions collectives. En outre, la traduction de l’Imitation sera, en même temps qu’une œuvre pie, une bonne affaire.

Le divorce progressif avec le public, qui correspond à la fois au changement inévitable du goût devant un auteur vieillissant et aux audaces multipliées des tentatives des dernières années, le caractère bourgeoisement retiré de sa vie privée, lourde d’ailleurs de charges familiales, n’impliquent en rien une humeur misanthropique ou une indifférence aux changements de la vie intellectuelle.

Les témoignages de ses poèmes ou de sa correspondance, en dépit de leur petit nombre, suffisent à caractériser l’homme : il garde d’excellents rapports toute sa vie avec ses maîtres les Jésuites, il échange avec un savant génovéfain des considérations érudites très informées sur l’auteur de l’Imitation, il protège de nouveaux venus, Georges de Brébeuf, Coqueteau de La Clairière, il compose pour son voisin du Neubourg, le fantasque marquis de Sourdéac, la Toison d’or, il prend part, dans un jeu comique, au lancement d’Adam Billaut, le menuisier-poète, à la querelle des sonnets, qui divise la Cour et la Ville, il conseille, en vers, la jeune Académie de peinture, dirigée par Le Brun, il laisse publier les vers galants de ses amours d’automne pour la Du Parc ou Mlle Serment, il compose inlassablement des poèmes de circonstance pour les inscriptions de l’arsenal de Brest, les fêtes corporatives parisiennes, les victoires royales.

Mais la partie méditée de son œuvre tragique reste profondément à l’abri de l’actualité et des modes. Prolongée par la force des choses sous la Régence, la Fronde et la partie brillante du jeune règne de Louis XIV, elle est tout entière le reflet de l’âge de Louis XIII. Les fidèles admirateurs de Corneille, la « vieille cour » le savaient bien.


L’évolution à la lumière des Examens

L’histoire de ces trente-deux pièces — trente-trois, si l’on compte Psyché, en collaboration avec Molière, que Corneille n’incorpore pas à ses œuvres complètes —, les étapes de la création, la valeur propre de chaque tragédie, nous les connaissons par Corneille lui-même, qui, en 1660, mit en tête de chacune un « examen ».

Est-il bon juge ? On l’a contesté, sous prétexte que, raturant par exemple ses comédies, il en expurge les audaces de fond et de style ; que, parlant de Clitandre, l’action pleine d’incidents qu’il y met est une gageure sur la règle des vingt-quatre heures ; qu’il admet dans Horace une duplicité d’action ; qu’il relève çà et là des illogismes dans la conduite des caractères...

Sans doute, avec le recul de l’âge, a-t-il tendance à sous-estimer ses premiers essais, mais d’une manière générale ses jugements sont d’une étonnante pertinence, dans la mesure surtout où il décèle, avec des balances variables, les mérites particuliers de chaque pièce, sans les régler à la norme idéale, qu’il vient pourtant de définir, parallèlement aux Examens, dans ses trois Discours sur la tragédie. En outre, ils ne démentent jamais les dédicaces, écrites quand le feu créateur n’est pas encore refroidi.

Jusqu’à Horace, Corneille cherche sa voie. Mélite (1629) était un heureux accident. Se fondant, de son aveu, sur une histoire d’amour personnelle, Corneille se trouvait renouer avec la comédie de mœurs contemporaine — il va jusqu’à dire qu’il n’y en avait d’exemple en aucune langue ! —, et son style naïf et l’humeur enjouée des personnages lui valent un succès surprenant. Corneille l’exploite, de 1632 à 1635, dans quatre comédies, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, cette dernière marquant un achèvement et peut-être un épuisement. De la comédie enjouée, il est passé à la comédie sociale avec la Veuve. La Suivante renouvelle le thème, qui s’aigrit. L’héroïne, intelligente et belle, mais pauvre, se retrouve seule, et le monologue final est un des plus durs réquisitoires tragiques composés par Corneille. L’Examen glisse sur cet aspect de la pièce, mais Corneille la défend sur la régularité : unités, vraisemblance, bienséance. Corneille a maîtrisé sa technique. La Place Royale peint un extravagant qui renonce gratuitement à la femme qu’il aime, et Corneille, qui ne défend qu’à demi sa pièce, la sauve pour la qualité des vers, mais en reconnaît la tonalité tragique générale. Le protagoniste, Alidor, a déjà tous les traits du héros cornélien, mais héros en négatif et sans finalité : au regard du héros véritable, c’est bien un « extravagant ».