Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

Corneille a épuisé sa veine comique, ou plutôt il lui faudrait chercher d’autres voies, qu’il trouvera plus tard avec le Menteur ou la comédie héroïque... En fait, malgré les scènes parisiennes plaquées qui donnent leur titre à deux d’entre elles, ces quatre comédies diffèrent beaucoup. Déjà Corneille ne sait pas recommencer deux fois le même sujet. Attentif au goût du public, mais jamais soumis à lui, Corneille pâtira souvent de cet imprévu que chacune de ses pièces apporte, sans jamais céder à la facilité du succès à exploiter.

On le vit en particulier lors du triomphe du Menteur (1642 ou 1643). Corneille donne, la saison suivante, une pièce qu’il ne titre pas autrement que la Suite du Menteur. En fait, il va au-devant de l’échec qu’il subit et dont, dès l’épître dédicatoire, il saisit les mobiles. Son menteur est devenu vertueux, ou plutôt ne ment plus que par générosité : ambiguïté d’autant plus gênante qu’à la fantaisie inventive dé la première pièce succède la rigueur logique. Corneille défend sa pièce, qu’il juge « meilleure que l’autre », mais son échec technique a été justement de ne pas en faire franchement une comédie nouvelle au heu d’en conserver les mêmes personnages, qui n’étaient plus les mêmes caractères.

Après le succès de Mélite, Corneille donne un drame noir, Clitandre, qui reste encore pour nous très mystérieux. Tragi-comédie, mais insolite au regard des pièces contemporaines qui portent ce nom, rebaptisée plus tard tragédie — ce qui ne convient pas mieux —, c’est peut-être une pièce politique à clef, à en croire la préface : « Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ; si c’est une fiction, quelle apparence [...] de donner un soufflet à l’histoire. » S’il existe une esthétique dramatique baroque, Clitandre en relève. La pièce reste unique en son genre dans la production de Corneille.

Trois tragédies imitées de Sénèque voient simultanément le jour en 1634-1635. Médée est la première véritable tragédie cornélienne. Très remodelée par rapport à sa source, elle délaisse les facilités du pathétique mélodramatique, y introduit une notion claire du devoir, du destin et de la vengeance héroïque, et, peinture du « crime en son char de triomphe », atteint à l’essence du tragique, exemplaire et moral par son immoralisme même. Dans cet émouvant infanticide, nécessaire pour faire cesser un désordre moral, l’héroïne justicière devient, comme plus tard Horace, bourreau et victime.

Les deux pièces suivantes soulignent le besoin constant du renouvellement cornélien. L’Illusion comique, c’est-à-dire l’illusion de la vie qu’est le théâtre et réciproquement, ne correspond à aucun genre ni aucune étiquette. C’est, selon le mot de Corneille, « un étrange monstre », mais aussi un spectacle total, dont le goût bourgeois, réaliste et trivial, particulièrement dans la critique, a tort de ne retenir que le truculent Matamore, troublante parodie à l’avance du Cid.

Celui-ci fut la grande date du siècle, avec Andromaque... Triomphe aussi imprévu que mérité, que Corneille lui-même n’ose renier en 1660 à cause « du sujet et des pensées brillantes », mais dont il mesure lucidement « les défauts de conduite », c’est-à-dire de structure et de logique, dans la vérité des caractères. Le Cid demeure la plus pathétique et la plus directe des pièces de Corneille (tragi-comédie, rebaptisée elle aussi tragédie), mais certes pas la plus représentative de l’héroïsme cornélien.

Horace l’est pleinement. Dans le mystère de la création littéraire, et malgré Péguy, on ne peut trouver dans l’œuvre antérieure rien qui prépare vraiment cette pièce. Du dilemme intérieur dans lequel se débattait le héros, que représentent ici encore Curiace et Sabine, elle passe au niveau de l’être sommé au sacrifice ; la réponse est sans ambiguïté. Il faut assumer le refus (Camille) ou l’acceptation (Horace) et dépasser les normes de la morale ou de la raison individuelle, au nom d’une raison supérieure :
Le sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes...
(Horace, II, iii, 431-436.)

Cinna forme le lien entre la « tragédie du héros » et la pure tragédie politique — le héros n’apparaît même pas — qu’est la Mort de Pompée.

Polyeucte et Théodore — seuls sujets chrétiens, et pour cette simple apparence tour à tour surestimés, omis ou dévalorisés par la critique — transposent simplement la finalité passagère de l’acte héroïque. Elles ne sont ni des tragédies marginales dans l’œuvre de Corneille, ni non plus, par l’identité foncière du mécanisme héroïque, des tragédies d’où le surnaturel serait absent. Horace, Polyeucte et tout le théâtre cornélien témoignent de la même transcendance.

Rodogune et Héraclius, qui centrent l’action sur de complexes et étranges figures tyranniques, marquent moins une réorientation de Corneille vers les monstres sacrés — Médée et Horace l’étaient, et l’intelligent et veule roi d’Égypte de la Mort de Pompée, et les replis de l’âme d’Auguste — que l’approfondissement psychologique et technique des données normales de l’amoralisme tragique. Corneille quitte les rivages de l’héroïsme noble et triomphant et s’enfonce dans le maquis machiavélien de l’exercice du pouvoir.

Il délaissera par instants ses préoccupations, tout en poursuivant une série de quinze variations tragiques où s’accusent de plus en plus les difficultés du sacrifice et l’échec final complet de Suréna, pour se distraire avec le Menteur et sa Suite (1643-44?), Andromède (1650), tragédie mythologique à grand spectacle, pour tenter d’acclimater en France l’opéra italien cher à Mazarin, pour procéder à la longue traduction versifiée de l’Imitation de Jésus-Christ (1651-1656), après l’échec de Pertharite, la Toison d’or (1660) et Psyché (1671), afin d’aider le Marais et Molière en difficulté, alors qu’il aurait pu poursuivre une carrière parallèle dans ce genre à la mode, où le public lui reconnaissait le même talent qu’ailleurs.