Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

Cette philosophie politique n’est pas toute dominée par l’ombre de Machiavel, mais par une étude conforme à la méthode, sinon aux vues, du Florentin, qui repose sur une confrontation des grands moments de l’histoire. La Bible y est envisagée d’un point de vue strictement humain, Rome y reste le pôle de réflexion sur les régimes et les figures exemplaires, l’époque troublée des Goths rejoint la moderne histoire du Proche-Orient (Osman, Soliman, Selim, Bajazet). Par-delà machiavélisme, tachisme ou antimachiavélisme, le thème commun, parti d’Italie vers 1580, est celui de la raison d’État, qui transcende celui, passé au second plan, des régimes, dans une Europe où la monarchie semble partout stabilisée. Après avoir, avec Horace, Cinna et la Mort de Pompée, isolé quelques moments cruciaux de l’histoire intérieure de Rome, Corneille étudie, pour Polyeucte, les historiens du Bas-Empire, Justin, Appien, contrôlés par leur ennemi, Flavius Josèphe : telles sont les sources... de Rodogune. Il étudiera désormais « la politique des Romains au dehors », et ce seront Nicomède, Sertorius, Sophonisbe et Suréna. Tourné vers le Bas-Empire, il utilise Paul Diacre et découvre les modernes Annales ecclésiastiques du cardinal Baronius : il en sortira Héraclius, Pertharite, Attila et Pulchérie. C’est dire qu’avec l’orientation nouvelle que semblent marquer Rodogune et Héraclius, si embarrassante pour la critique, c’est tout le reste de l’œuvre ultérieure de Corneille qui est en réserve dès les années 1644-45.

Quatre pièces s’inséreront dans cet ensemble, sans que soient abandonnées les préoccupations politiques : l’énigmatique Don Sanche, qui n’est d’ailleurs pas une tragédie ; Œdipe, l’un des trois sujets proposés par Nicolas Fouquet et dont Corneille semble avoir très vite regretté le choix ; Othon, seule pièce tirée de Tacite, et Agésilas, pièce inspirée de Plutarque ; on s’étonne que Corneille soit venu si tard à ces deux auteurs, sources fréquentes des dramaturges antérieurs et références majeures des ouvrages sur la raison d’État.


Facteurs immédiats de la genèse

À ce cadre intellectuel général, il faut ajouter, pour saisir la genèse de la tragédie cornélienne, quelques facteurs plus immédiats et quelques événements propres à la longue carrière de Corneille.

Tout d’abord, l’attention portée aux troupes qui le jouent. Corneille, comme Molière, déteste le jeu grandiloquent de l’Hôtel de Bourgogne, à qui il ne confiera de pièce que lorsque son acteur favori, Floridor (1608-1671), « las d’être au Marais avec de méchants comédiens », prend la direction de l’Hôtel en 1647.

De 1630 à 1647, toutes les pièces de Corneille sont créées par la troupe du Marais. C’est à Mondory (ou Montdory [1594-1653]), chef de la troupe nouvelle qu’il vient de constituer, que Corneille remet Mélite en 1629, lors d’un séjour de la Cour à la station thermale voisine de Forges-les-Eaux. Mondory fait triompher par son talent personnel quelques grands rôles tragiques, et Corneille lui rend un vibrant hommage dès 1634. La troupe, deux fois décapitée par ordre royal, mais vite reconstituée, subit une crise grave, lorsque Mondory est frappé d’apoplexie en août 1637. Il tente de rejouer en 1638, on espère encore le revoir en 1639, et les fournisseurs attitrés de la troupe, Tristan l’Hermite, C. de Vion d’Alibray, U. Chevreau et Corneille ne font rien jouer dans cette période. Avant 1635, les nourrices sont interprétées en travesti, et la troupe compte un excellent acteur dans ces fonctions, Alizon ; elle a aussi un bravache, Bellemore, qui sera Matamore. Estropié en 1639, celui-ci ne jouera plus : Corneille n’introduit plus de Matamore dans ses pièces...

La troupe, reconstituée en 1639 sous la direction de Floridor, est de nouveau démembrée en 1642. La Beauchâteau, notamment, créatrice de l’Infante, de Camille et d’Émilie, passe à l’Hôtel de Bourgogne, à la suite des Villiers et des Baron, acteurs sensibles et chevronnés. Le nombre et les rôles des pièces de Corneille postérieures à la Mort de Pompée se modifient profondément. Mais Jodelet est enrôlé : il sera le valet du Menteur et de la Suite donnée à la pièce ; de même, une jeune actrice, Marie de Hornay, entre à cette date dans la troupe. Entre la Beaupré vieillissante et elle, d’émouvants duels féminins apparaîtront dans Théodore et Rodogune, qui disparaissent de la pièce postérieure de Corneille, jouée au Marais, Héraclius, après le départ de la jeune actrice. Le demi-échec de la pièce, qui marque le premier divorce de Corneille et de son public, était dû pour une part aux acteurs. Corneille change momentanément de genre avec Andromède et Don Sanche et ne revient que trois ans plus tard à la tragédie. Nicomède est un grand succès, Pertharite un échec, mais on ignore même quelle troupe la joua. Si les acteurs ne sont pas en cause, le public a dicté sa conduite au poète et « l’avertit qu’il est temps qu’il sonne la retraite ». Corneille se tait pour huit ans et ne revient à la scène en 1659 que sur les instances de Fouquet... et à la suite des nombreux succès de son jeune frère Thomas. Floridor et sa troupe ont vieilli. Le vieillissement des protagonistes des nouvelles tragédies, Œdipe, Sertorius, Syphax, Suréna, suit l’âge non seulement de leur créateur, mais de leur interprète, Floridor, à qui Corneille reste, autant qu’il le peut, fidèle. Car, pour des raisons diverses, mais toutes honorables, Corneille va confier désormais ses pièces à trois troupes différentes. L’Hôtel créera cinq des onze dernières pièces de Corneille.

Mais, dès après le succès d’Œdipe, Corneille vient au secours du Marais, spécialisé dans les pièces à machines, et lui laisse, après la Toison d’or, Sertorius : on était déshabitué de la tragédie, constate le gazetier Robinet. Molière, pour sa part, n’a cessé de jouer du Corneille, sans que celui-ci lui ait, jusqu’en 1667, confié des premières. Il le fait après l’affaire d’Alexandre et l’indélicatesse de Racine, qui fait passer la pièce et sa meilleure actrice à l’Hôtel de Bourgogne, le 18 décembre 1665. Molière monte alors en trois semaines une pièce de Thomas, Antiochus. Pierre fera ensuite créer au Palais-Royal Attila en 1667, et Tite et Bérénice le 28 novembre 1670 ; Molière chargera Corneille d’achever Psyché, au moment où lui-même joue Tite et Bérénice. Pulchérie (1672), confiée finalement au Marais, devait sans doute être destinée à Molière. L’Hôtel créera pourtant encore la dernière tragédie cornélienne, Suréna, en 1674.