Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Albee (Edward) (suite)

Edward Albee reconnaît sa dette envers Beckett, qu’il admire. Mais, plutôt qu’un « théâtre de l’absurde », l’œuvre d’Albee est un théâtre d’inquiétude et de contestation : « La responsabilité de l’écrivain, déclare Albee, est d’être une sorte de critique satanique de la société moderne, de présenter le monde et les gens comme il les voit et de dire : voilà, cela vous plaît ? Non ? Alors faites les changements nécessaires. » En ce sens, Albee est un écrivain engagé. Pourtant, il refuse d’être assimilé à Arthur Miller, cet « agitateur social », dont Albee récuse les solutions politiques. Arthur Miller écrivait à une époque où les problèmes semblaient simples à des intellectuels volontiers manichéistes. Pour Albee, les choses sont plus complexes : « Nous sommes tous peut-être trop conscients de notre rôle de critiques sociaux, écrit-il. Mais il ne s’agit plus de l’attitude naïve de nos prédécesseurs, qui consistait à prôner la révolution et à remplacer un gouvernement par un autre. Aujourd’hui, nous ne cherchons plus de panacée contre tous les maux, ni de solutions empruntées à l’étranger. Notre but est d’empêcher que notre système politique soit dénaturé par trop de conformisme et de facilité. »

Le théâtre d’Albee se veut donc un acte d’agression, qui réveille le public de sa torpeur, qui le met mal à l’aise, qui l’oblige à participer à un doute, à une angoisse. Il n’y a pas de message chez Albee, mais une contagion de l’inquiétude. Il n’y a donc pas de catharsis dans ce théâtre. En cela, le théâtre d’Albee est nouveau : moins spectacle pour un public assis et passif qu’une sorte de psychodrame, voire de « happening » qui exige du public une participation à l’angoisse collective. Albee, en supprimant la catharsis, a rompu radicalement avec le théâtre traditionnel. « L’une des choses qui troublent profondément le public actuel, écrit-il, est le rejet du concept aristotélicien d’une expérience susceptible de le libérer du sentiment de terreur et de pitié. La suppression de la catharsis dans le théâtre contemporain est vraisemblablement le résultat d’un effort conscient du dramaturge, qui refuse de délier le spectateur de l’expérience théâtrale. Au lieu d’évasion, offrir l’engagement ; au lieu de l’acte artistique qui se termine avec le spectacle, proposer quelque chose qui s’enracine chez le spectateur et produise dans la société un changement. » Le théâtre d’Albee est un théâtre d’inquiétude, un théâtre de disturbance, qui veut faire partager au public un trouble complexe sans proposer de solution.

La première pièce d’Albee, Zoo Story (1959), laisse le public sur un sentiment de gêne. C’est un psychodrame à deux personnages, dépouillé comme du Beckett. Peter, citoyen ordinaire, lit sur un banc de Central Park, un dimanche matin. Arrive un vagabond, Jerry, qui veut engager la conversation avec Peter. Peter accepte sans enthousiasme de lui répondre. Jerry veut « parler à quelqu’un, vraiment parler ; connaître quelqu’un, savoir tout de lui ». Peu à peu, il devient plus pressant, presque hystérique. Il bouscule Peter, l’oblige à se battre, lui tend un couteau pour se défendre. Effrayé, Peter prend le couteau et le tend devant lui. Jerry se précipite sur le couteau, s’y empale et remercie Peter avant de mourir. Rideau. On a donné de Zoo Story bien des interprétations : passe homosexuelle, parabole du Christ crucifié, représentation d’une schizophrénie. C’est en fait l’échec d’une tentative désespérée de communication, que chacun interprétera selon sa névrose, mais qui représente la société comme un archipel de solitudes.

The Death of Bessie Smith (1960) est inspiré par la mort de la chanteuse de blues décédée après un accident de la route, tandis qu’on refusait son entrée dans un hôpital blanc. Brillant résumé des complexes racistes, la pièce fait du sud des États-Unis le symbole du cul-de-sac où tout le monde meurt d’hémorragie faute d’accueil. Mais ce n’est pas une pièce politique. Tandis que la chanteuse noire agonise en coulisse, le microcosme de la salle d’admission expose tous les complexes sexuels, racistes, psychologiques qui bloquent toute création et toute vie.

The American Dream (1961) est une pièce plus ambitieuse. Dans sa préface, Albee déclare : « La pièce est une mise en question de la vie américaine ; c’est une attaque contre la substitution, dans notre société, des véritables valeurs par des valeurs artificielles. » Développée à partir d’une pièce en un acte de 1960, The Sandbox, la pièce annonce les thèmes de Who’s Afraid of Virginia Woolf. Une famille dominée par une dévorante « Mom », la mère américaine, se débarrasse, après l’avoir dépecé, de son enfant, parce qu’il ne correspondait pas à l’image du fils américain, et le remplace par un enfant idéal. Mais l’enfant idéal est incapable d’aucun amour, d’aucun sentiment. « Dans ce rêve américain, commente Albee, la famille détruit et massacre l’enfant réel parce qu’il n’est pas conforme à l’image qu’elle rêve de la réalité ; à la place elle adopte un enfant dépourvu d’humanité. Ce que j’ai voulu montrer, c’est la répugnante tendance à n’accepter que la partie conformiste des êtres et des choses. »

Dans Who’s Afraid of Virginia Woolf (1962), c’est encore un enfant qui symbolise l’opposition entre l’illusion idéale et la réalité. Les deux pièces évoquent le drame personnel d’Albee, enfant adopté qui ne s’entendit jamais avec sa famille adoptive. Le succès international de la pièce, au cinéma comme au théâtre, prouve assez qu’Albee dramatise ici une angoisse générale, symbolisée par le titre, parodie de « qui a peur du grand méchant loup ». George, professeur d’université, et sa femme, cinquante-deux ans, se livrent, devant un jeune couple ambitieux et stupide, à une rituelle danse de mort à la Strindberg. Ce « cauchemar comique » a deux thèmes principaux : la guerre des sexes et la lutte des générations. George face au jeune biologiste, c’est le vieux libéral humaniste face à un univers standardisé, déshumanisé. Coincés entre la médiocrité du vieux campus universitaire et le monde aseptique de demain, George et sa femme n’ont comme refuge que leur amour-haine et comme seule grandeur que le déchirant psychodrame dont ils rejouent les figures avec une constance inlassable.