Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

comédien (suite)

L’important est dans l’état de tension critique que Brecht prétend instaurer entre le public et le jeu du comédien, état dont le comédien est le seul capable d’imposer l’apparition. Il ne s’agit donc plus de « jeu », mais d’un acte capable de restituer le constat de l’événement, ce qui tend, en fait, à demander au comédien d’assimiler systématiquement la dramatisation à un événement réel, historiquement perceptible.

On conçoit que, sur ce plan, l’enseignement de Brecht s’oppose à celui de Stanislavski. Ce dernier demandait à l’acteur de jouer le « sous-texte » — cette part non écrite que le metteur en scène doit emplir avec du « jeu », puisque le dramaturge expulse de l’image qu’il expose les éléments du « principe de réalité ». Brecht propose de remplacer le « sous-texte » par un « non mais », c’est-à-dire par une mise entre parenthèses de la charge psychique banalement attendue.

La pensée de Diderot comme celle de Brecht (les plus marquantes dans les réflexions sur le comédien) se répondent sur un double point, qui correspond précisément à la situation de l’acteur dans les sociétés historiques : l’expression dramatique ne consiste pas à diffuser les signes déjà constitués, mais des signifiés en quête de signification ; les transformations technologiques (l’imprimerie, elle aussi, fut une transformation technologique créant, comme on l’a dit, avant H. Marshall McLuhan, un univers d’expression nouveau tendent à rapprocher l’expression imaginaire de l’événement réel, à réintégrer l’art dans l’histoire. Là gît la vérité de l’intuition de Brecht : le comédien doit se contenter de constater l’événement qu’il représente comme s’il désignait un fait.

Comment ne pas voir, dans le mouvement actuel de transposition entrepris par des acteurs-metteurs en scène (Roger Planchon, Peter Brook, Jorge Lavelli, Jean-Marie Serreau, Marcel Maréchal, Patrice Chereau) pour actualiser les classiques, un effort en vue de rapprocher des œuvres anciennes des événements contemporains et de pratiquer à travers une formalisation souvent démodée un constat sur la réalité présente ? Ce que nous dit Jan Kott sur les représentations de Shakespeare et de Beckett en Pologne au moment de la libéralisation des années 50 va dans ce sens. On devrait même dire qu’aujourd’hui l’événement dévore le théâtre et l’acteur.


L’acteur événement

Cette conscience d’appartenir à l’« ici et maintenant » et de constater en reconstruisant un événement bouleverse les conditions du comédien : l’acteur du nō ou l’acteur du xviie s. commente et prolonge une passion ou une souffrance désignée par des mots ou des indications rituelles. La dramatisation qu’il supporte et nourrit renvoie à un univers indéfini et, à coup sûr, irréel. Cette irréalité fait partie de l’adhésion du spectateur, tandis que la communication affective suggérée par le comédien se réalise, elle, au niveau de la conversation d’un cercle étroit : la présence des spectateurs sur la scène atteste l’intimité de cette communication.

Dans la plupart des sociétés industrielles depuis une décennie et à des périodes différentes selon les pays (1960 en France, les débuts de la « contestation » aux États-Unis, etc.), certains comédiens estiment que le rôle de l’acteur est de bouleverser la pièce qu’ils représentent s’il s’agit d’une pièce ancienne ou de dramatiser le jeu à l’état pur, ce dernier prenant par lui-même une force contestatrice et subversive.

Le « happening » est une tentative pour dramatiser la libido et la spontanéité. Il commence au moment où l’acteur s’abandonne au jeu pur. Dans une certaine mesure, les recherches du professeur Lee Strasberg de New York tendent vers cette reconstruction vériste de l’immédiat et de l’affectif. Utilisant certaines des méthodes de la psychanalyse et du psychodrame, Strasberg cherche à former les acteurs à ce « sous-texte » non écrit dont parle son maître Stanislavski. Mais, en imposant ces méthodes à ses disciples, il cherche à libérer ceux-ci des résistances imposées par l’éducation et, plus généralement, la société, qui, maîtrisant la libido, limitent chez l’individu la capacité de représenter d’autres personnages que le sien. Strasberg n’est pas le père du happening, mais le happening est né dans la société anglo-saxonne.

La mode du happening a duré tout le temps que les comédiens ont cru que la dramatisation de la spontanéité pouvait en elle-même aider les groupes humains à se délivrer des instances de la « société de consommation » et recouvrer cette liberté dont Herbert Marcuse dit qu’elle s’efface dans ce cadre social. À vrai dire, ces dramatisations existaient déjà sous des formes politiques concertées, mais laissées à la « commedia dell’arte » des artistes au temps du « proletkult » en U. R. S. S. et des « théâtralisations » des premières années de la révolution chinoise. Elles paraissent aussi répondre au vœu d’Antonin Artaud dans le Théâtre et son double, qui appelait de ses vœux un « théâtre physique » comparable aux manifestations sacrées de Bali.

L’expérience du Living Theater va dans ce sens : l’acteur, ici, emporte le spectateur dans l’action même du drame. Les barrières entre le « voyeur » et l’« agissant » se brisent. L’art du théâtre devient une participation événementielle commune, une célébration. On reconnaît ici les idées de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, condamnant le théâtre, mais valorisant la fête où tout le monde devient acteur, où la communauté se célèbre elle-même sans le truchement de la fiction.

Tout se passe justement comme si l’acteur ne porte plus de « sens » à la connaissance d’un public, mais, jouant une action, devient le foyer d’un constat à partir duquel le sens était possible, du moins en tant qu’interprétation.

Par là, on retrouverait l’idée de Brecht suivant laquelle le théâtre ne doit pas viser à une communion, mais à une division des spectateurs. L’être social et esthétique du comédien, en tout cas, sous le coup de ces changements, est en passe de subir une mutation radicale : disparaîtra-t-il en tant que comédien appartenant à une institution appelée théâtre, que la société industrielle rend de moins en moins nécessaire, retrouvera-t-il sa fonction et son rôle dans un autre cadre ? Les recherches contemporaines se mesurent non seulement à leur réussite esthétique, mais à ce qu’elles suggèrent de modification des rapports entre une réalité multiforme et reproduite infiniment par les mass media et des structures imaginaires de plus en plus profondément insérées dans l’existence collective.

Le comédien n’est plus le délégué d’une vie lointaine et impossible, mais le provocateur d’expérimentations nouvelles.

J. D.