Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Claudel (Paul) (suite)

Il compose en 1942 Seigneur, apprenez-nous à prier et commence en 1943 son grand commentaire du Cantique des cantiques, qu’il termine en 1945 et qu’il considère comme l’une de ses œuvres les plus importantes. Presque aussitôt après vient la Rose et le rosaire. Le poète est élu à l’Académie française sans avoir posé sa candidature (1946). Depuis les représentations triomphales du Soulier de satin à la Comédie-Française en novembre 1943, c’est la gloire, et personne ne discute plus le génie de Paul Claudel.

En 1947, le poète termine la première partie d’Emmaüs. En 1948, il retouche l’Annonce et entreprend l’Évangile d’Isaïe, qu’il termine en 1950 pour s’atteler presque aussitôt à un commentaire de Jérémie. En 1951, il écrit une deuxième version de l’Échange. Il a aussi profondément remanié Partage de midi et même tenté d’écrire une nouvelle version de Tête d’or. Le 23 février 1955, entre le mardi gras et le mercredi des cendres, Claudel meurt à Paris. Il repose à Brangues, dans le fond du part, auprès de son petit-fils Charles Henri Paris.


L’art et la foi

Cette existence tout ensemble vagabonde et rangée, sauf entre 1901 et 1905, est dominée par la religion et par l’art. Si l’on veut savoir comment Paul Claudel l’envisageait lui-même, il faut lire les Mémoires improvisés, série d’entretiens radiophoniques que le poète eut avec Jean Amrouche en 1951-52, et le Journal, qu’il a tenu depuis 1904 jusqu’à sa mort. Mais peu d’hommes se sont moins regardés eux-mêmes que Claudel. C’est nous plutôt qui contemplons d’un œil rétrospectif cette prodigieuse carrière, ouverte par le coup d’éclat de Tête d’or, qui ne fut perçu que de bien peu. Les œuvres, ensuite, se succèdent avec une lente régularité. Le premier massif du théâtre, de Tête d’or au Repos du septième jour, est bâti en 1900, et Claudel considère qu’il a terminé sa tâche profane. La passion ouvre un nouveau cycle, de Partage de midi au Soulier de satin, tandis que la Jeune Fille Violaine et l’Annonce établissent un lien entre les deux périodes. Entre-temps, le lyrisme s’est décanté. À partir de 1912, les drames de Claudel sont représentés. Il a désormais l’expérience de la scène, les œuvres de la maturité le démontrent avec éclat. Mais, après le Soulier de satin, il se détourne du théâtre, où il a dit ce qu’il avait à dire. Les œuvres dramatiques qui suivent sont toutes des œuvres de circonstance ou les passe-temps d’un vieillard qui joue avec son génie.

Avant tout, Claudel est un poète, et ses œuvres lyriques ne sont pas moins importantes que ses œuvres dramatiques, bien qu’elles aient moins de volume. Mais ce génie d’une puissance et d’une fécondité prodigieuses, qui n’est comparable en France qu’à Victor Hugo — qu’il n’aimait guère —, ne pouvait être contenu par le lyrisme seul. Il lui fallait l’affrontement et le drame jusqu’au jour où les vieilles passions seraient purgées, ce qui se produisit avec le Soulier de satin. C’est alors que Claudel s’engagea dans une nouvelle carrière où le public ne l’a, jusqu’à présent, guère suivi : le commentaire de l’Écriture dans l’esprit des Pères de l’Église.

Cette partie de l’œuvre peut paraître périmée avant même que l’on en ait vraiment fait l’inventaire. Il faut pourtant reconnaître que Claudel n’est pas un moins grand prosateur qu’il n’est un grand poète. Quand ce ne serait que pour la richesse incomparable de cette prose, où l’on ne sait si l’on doit admirer davantage le choix et l’agencement des mots ou la construction de la phrase, ces œuvres méconnues mériteraient un sort meilleur. Du reste, s’il y a une prose religieuse de Claudel, il y a aussi une prose profane qui ne lui cède en rien. En témoignent Positions et propositions, Conversations dans le Loir-et-Cher et L’œil écoute. Pourtant, on lit assez peu la prose de Claudel, même profane. On ne lit pas beaucoup plus ses poèmes, mais on applaudit toujours son théâtre. L’Annonce est une des œuvres les plus populaires du théâtre contemporain, et l’on ne reprend jamais sans succès l’Otage, le Pain dur, l’Échange et surtout le Soulier de satin, qui est sans doute l’une des créations les plus extraordinaires de notre époque. Quelque chose d’essentiel à l’Occident s’est exprimé là pour toujours.

L’ambition de Péguy, qui était de couvrir dans le chrétien autant d’espace que Goethe dans le païen, c’est Claudel qui l’a réalisée. Son œuvre énorme touche à tout, et la correspondance, dont une faible partie seulement est publiée, en est une partie capitale. Il est malaisé d’embrasser d’un regard ce gigantesque édifice qui surgit avec un brusque éclat dans l’atmosphère des cénacles fin du siècle, salué par Maeterlinck et Camille Mauclair, puis qui se bâtit obscurément dans les lointains étouffés de l’exil. Le bruit d’un grand poète inconnu se répand dans la première décennie du siècle. André Gide, qui est lui-même mal dégagé de la pénombre, le sait, ainsi que quelques autres. La fondation de la Nouvelle Revue française en 1911, qui remplace le Mercure de France comme organe de la jeune littérature, manifeste au grand jour la prodigieuse génération d’écrivains nés aux environs de 1870. Ceux-ci ont atteint ou dépassé la quarantaine, mais le public lettré les découvre seulement.

Et l’on s’aperçoit que l’un d’entre eux, Paul Claudel, est un classique. Non seulement parce qu’il s’inspire directement du classicisme le plus antique, mais parce que l’autorité naturelle de son langage s’impose aux siècles à venir plus encore qu’à son temps même. De là sa gloire, sans égale après la dernière guerre, au cours de ses dix dernières années, mais dont les rayons le dérobent, pour ainsi dire, à l’attention de ses contemporains, qui ne peuvent et ne veulent le saisir que sur la scène, par le truchement de personnages inventés et du décor de théâtre, comme ils saisissent Racine et Shakespeare. Chaque siècle recréera ainsi l’Annonce, l’Otage et le Soulier de satin, comme nous recréons Hamlet ou le Roi Lear. On cherchera et on trouvera dans Claudel le regard sur lui-même de l’Occident parvenu au terme de sa puissance universelle et déjà sur le déclin. C’est le moment que choisissent les poètes pour chanter la grandeur de ce qui n’est déjà plus qu’un souvenir. Paul Claudel a connu la Chine au temps de la politique des canonnières. Au centre de l’œuvre brûlent l’amour et l’absence comme Didon au cœur de l’Énéide. Mais l’homme continue sa marche imperturbable, sous l’œil de Dieu, vers la richesse, les honneurs et la gloire, symbolisés par l’énorme château de Brangues.