Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cicéron (suite)

Le cas est particulièrement net pour le De oratore. L’ouvrage contient des pans entiers dont on retrouve l’équivalent chez les Rhetores graeci. Mais un théoricien de l’art du bien-dire, un vrai pédagogue, comme voulut être Quintilien, serait mieux ordonné, plus aisément exploitable. À prendre l’œuvre comme un traité de rhétorique, on ne peut manquer de penser que Cicéron nous égare dans l’immensité d’un programme sans limites. Son orateur idéal paraît l’idéal même de l’homme complet, et alors pourquoi avoir choisi de l’appeler orateur plutôt que légiste ou philosophe ? C’est qu’il a essayé de décrire ici le type d’homme qu’il voulait être, un homme dont la vocation, certes, est bien universelle, mais dont le seul instrument pour agir est la parole ; il appellera donc son livre De l’orateur. Cette perspective, très personnelle, explique également certaines lacunes : il existe dans la tradition platonicienne une critique de l’éloquence, indifférente à la vérité, dispensatrice d’opinions, souvent maîtresse d’erreur et corruptrice ; seul le philosophe qui renonce à vouloir plaire mérite d’être cru. Cette problématique est à peu près étrangère à Cicéron. C’est que, dans la Rome où il réfléchit, les périls viennent d’ailleurs, de l’or, du prestige militaire ; le seul contrepoids possible, c’est l’éloquence précisément, l’éloquence qui, aux yeux de Cicéron, s’incarne en un Cicéron sûr de l’honnêteté de son cœur. Le problème du démagogue à la mode athénienne n’existe pas pour lui.

La République de Platon était une utopie conduite d’une manière déductive à partir d’une anthropologie ; la société y est évoquée comme une projection agrandie, une illustration de ce qui est dans l’homme. La République de Cicéron est une réflexion sur l’histoire romaine ; elle met en scène Scipion Emilien dialoguant avec des amis, en 129, à une date où Cicéron lui-même n’était pas encore né. La restitution certes n’est pas pure fantaisie ; mais, entre un passé admiré et les problèmes actuels, une piété intelligente a tissé tant de liens qu’on ne sait plus très bien qui parle, des gens d’autrefois ou de l’homme d’aujourd’hui. S’inspirant de l’exemple d’Emilien, Cicéron y définit les caractères d’un nouveau type d’homme d’État : à l’intérieur du corps uni des sénateurs et des chevaliers, il faut qu’apparaissent des principes (les premiers), peut-être un princeps, dont l’autorité réduirait les antagonismes de classes et de personnes, cimenterait l’entente de tous. Hors de toute magistrature définie, sans pouvoirs réguliers, par leur seule autorité personnelle. Sans de tels hommes, ou un tel homme, les forces de division l’emportent inévitablement. Cicéron n’a sans doute jamais cru qu’il pouvait, lui seul, tenir ce rôle ; à Rome, l’autorité, même morale, suppose un prestige militaire qu’il n’a jamais eu. Mais il a dû penser un moment que Pompée pourrait être ce rassembleur, cette clé de voûte de la cité. En fait, l’homme, pas assez intelligent, lui manqua, et ce fut l’échec des espérances de Cicéron, comme la fin de la république. Pour que quelque chose puisse renaître à Rome, il faudra attendre que l’emploi, à peu près tel que l’avait conçu Cicéron, trouve un jour son titulaire : ce devait être l’empereur Auguste.

Assurément, le personnage d’un princeps dans un régime organisé en classes (peuple, chevaliers, sénat) aboutit à les dévaluer quelque peu. La pensée de Cicéron dépasse les cadres de la république sénatoriale à un moment, il faut bien le dire, où le sénat, désemparé par la montée des généraux, n’est plus à la hauteur de sa tâche. La théorie de cette nouvelle république est faite dans le Pro Sestio : l’assiette de l’État n’est plus, comme au temps des Verrines, ou des Catilinaires, la concordia ordinum, l’entente des sénateurs et des chevaliers, mais « l’accord de tous les gens de bien », consensus bonorum omnium. On peut trouver que la définition de ces boni viri est parfois un peu vague. Mais le vague n’est sans doute que dans les mots ; dans la réalité, ils formaient un ensemble suffisamment concret et reconnaissable pour que ses adversaires le désignent comme une caste (nationem). Comme il arrive si souvent dans les périodes troublées, les gens sérieux, les hommes de caractère émergeaient, se faisaient reconnaître les uns des autres, au-delà de toute définition sociologique et idéologique.


Les derniers combats (49-43)

Mais, dans une république sans tête, la paix de la cité n’est jamais que précaire. En marge des efforts de Cicéron, Pompée (qui lui échappe, même quand il feint de vouloir s’appuyer sur le sénat) et César (qui pousse son jeu à peu près seul, comptant sur sa seule armée) se laissent acculer, au terme d’intrigues incohérentes et aveugles, à une guerre de grande envergure. En janvier 49, César franchit le Rubicon ; il entre dans Rome les armes à la main. Pompée se retire en Grèce pour épargner la guerre à l’Italie, pour attirer César loin de ses bases et l’affaiblir. Cicéron, avec la plus grande part du sénat, s’est joint à lui. Le plan stratégique pouvait réussir ; une bataille unique, dans la plaine de Pharsale en Thessalie, le fit s’effondrer d’un seul coup (48).

Cicéron était à Thessalonique quand lui parvint la nouvelle du désastre. Deux mois plus tard, bravant les ordonnances équivoques et cauteleuses de César, il rentrait en Italie. Au péril de sa vie, certes, mais comptant qu’on n’oserait pas le faire tuer. En octobre 47, il était revenu à Rome.

L’optimisme, comme si souvent chez lui, avait repris le dessus. Fort de ce qui lui restait d’autorité morale, il semble avoir conçu le dessein de « réconcilier » avec César le plus grand nombre possible des hommes du parti que Pompée avait entraîné dans sa défaite. Ainsi, le vide politique dans lequel le dictateur songeait à établir son pouvoir absolu eût été rapidement comblé, et les périls de tyrannie, contenus. Cette politique fit long feu, et Cicéron s’en aperçut bien vite : César n’était pas homme à se laisser investir. Nous pouvons lire deux discours prononcés à la fin de 46, le Pro Marcello, le Pro Q. Ligario. Ce sont des textes étranges : on a beau se dire que sous certains régimes tous les moyens sont bons qui peuvent soustraire un accusé à la rancune d’un maître tout-puissant ; on a beau se dire que le meilleur moyen de désarmer un dictateur peut être de faire devant lui l’éloge de sa clémence pour l’obliger à se montrer ressemblant au portrait, ces discours laissent une impression de malaise, surtout quand on lit dans la correspondance ce qu’étaient les véritables sentiments de l’orateur. À la décharge de Cicéron, il faut dire qu’en 46-45 d’autres malheurs fondent sur lui ; après trente ans de mariage, il se sépare de sa femme pour convoler avec une jeunesse, aux sourires attristés de tous ses amis ; trois mois plus tard, il perd une fille tendrement aimée. Le vieil homme a l’impression que de sa vie ne restent plus que des décombres. Jamais il ne s’est senti si seul et si inutile.