Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cicéron (suite)

Pourtant, la fermeté de Cicéron venait de procurer à Rome quinze ans de paix civile. Le parti populaire, sous la forme révolutionnaire qu’il avait connue depuis les Gracques, était définitivement enterré. César n’en reprendra quelque chose que quinze ans plus tard, en 49, mais agissant en son nom propre, sans plus se réclamer d’un parti, et en ouvrant une nouvelle ère de guerres civiles.


L’époque de la réflexion (63-49)

Cicéron a toujours considéré l’année de son consulat comme une année très importante de l’histoire de son pays, et comme le sommet de sa destinée personnelle. Il avait raison. Mais ce fut aussi le terme de sa carrière politique : dans l’époque qui commence ensuite, il n’a plus sa place. Il pouvait se faire entendre dans une assemblée, voire dans des assemblées très différentes, peuple, sénat, jurés, tribunaux : il inspirait confiance, il entraînait ses auditeurs par sa générosité et sa conviction. Les vingt années qui ont suivi le retour de Sulla étaient en somme favorables à une action de ce style. Mais à partir de 63, dans une cité où s’affrontent deux ou trois hommes sourds à toute autre voix que celle du lucre ou de l’ambition, il est désarmé, parce qu’il n’a pas de clientèle à lui, pas d’armée, et qu’il est, relativement aux autres protagonistes, pauvre. Entre un Crassus fort de son incalculable richesse, un Pompée auréolé de ses victoires en Asie, un César qu’appuiera bientôt l’armée des Gaules, il ne peut presque plus rien. Pour ces hommes qui essaieront naturellement de s’accorder, en attendant, chacun, le moment de dévorer l’autre, il est le gêneur, l’irréductible, celui qui refuse d’entrer dans le jeu.

Il aurait pu renoncer à toute vie politique. Il ne l’a pas fait parce qu’il tenait à ses idées, parce que de loin en loin un succès oratoire, des manifestations populaires de fidélité lui donnaient l’impression que sa vie n’était pas complètement finie. Là encore, il voyait juste, tout en s’exagérant sans doute un peu ses possibilités d’action. Les attentions de Pompée, de César à son endroit montrent bien que les plus puissants ne tenaient pas à l’avoir trop visiblement contre eux. D’ailleurs, il n’arrivait pas à concevoir qu’ils étaient en réalité ennemis de toutes les valeurs auxquelles lui-même il tenait. Il admirait certaines parts de leur œuvre et notamment ces grandes entreprises de conquête qui, en Asie, en Gaule, faisaient tant pour la gloire du nom romain. Parfois, il se demandait si, laissant à ces hommes de proie le devant de la scène, il ne pourrait pas les inspirer, guider leurs entreprises.

Une attitude de ce genre ne peut être au principe d’un comportement politique bien rectiligne. Cicéron fait parfois ce qu’on croit qu’il ne fera pas. Il a soutenu habituellement Pompée, le moins dangereux ; il n’a jamais rompu avec César ; souvent il s’est reproché de chanter des palinodies. Au moment où il s’engage publiquement d’un côté, nous voyons dans ses lettres que son cœur penche en fait pour l’autre. Rien de vil dans tout cela ; mais des alternatives d’espoir, de nonchalance ou de découragement, une certaine capacité de se griser, à demi consciemment, de ses propres paroles. Sa vanité, tant brocardée par les modernes, nous apparaîtrait sous un jour différent si nous reconnaissions qu’elle témoigne, d’une certaine manière, pour les valeurs spirituelles qu’il a conscience de représenter (raisonner, avoir raison, persuader) face aux tenants du droit de l’épée. Cedant arma togae. Cicéron était aussi très impressionnable, de ceux qui gardent indéfiniment leur aversion à ceux qui les ont personnellement blessés, comme ils restent fidèles d’ailleurs à ceux qui, dans une passe critique, leur ont marqué de l’amitié. De là des invectives furibondes, souvent injustes, à l’égard des responsables de son exil (Clodius, Pison) ou l’exaltation d’amis assez médiocres comme P. Sestius ou Milon.

Dans ces années d’une lutte inégale, le meilleur de son activité est donné à la composition d’œuvres de réflexion, le De oratore (55), le De republica (54-51), le De legibus (52), auxquelles on joindra le discours Pro Sestio (56).

Les ouvrages théoriques de Cicéron se présentent ordinairement sous la forme d’entretiens dialogues. Cicéron, sans nul doute, a voulu rappeler Platon, mais sa formule est plutôt celle qu’avaient mise en œuvre les successeurs d’Aristote et les philosophes de la Nouvelle Académie. Il s’agit de conférences entre des personnages particulièrement qualifiés et derrière lesquels l’auteur s’efface. Point de Socrate ici qui domine de haut ses interlocuteurs ; quand l’œuvre s’achève, on ne peut pas toujours dire qu’une thèse a été établie, mais le problème dont on a débattu a été élargi, il est mieux éclairé ; à chaque lecteur, s’il le peut, d’aller un peu plus loin. Les personnages mis en scène sont assurément moins primesautiers que ceux des dialogues platoniciens, mais ils ne sont pas moins vrais. Cicéron nous introduit dans une société hautement civilisée, où même entre amis la conversation garde toujours une certaine tenue, où l’on n’hésite pas à exposer un peu longuement sa pensée parce qu’on sait le partenaire capable de la suivre sans ennui ni fatigue. Il a déployé beaucoup d’art pour donner à chacun son visage personnel ; il eût d’ailleurs été surprenant que l’orateur, si habile à portraiturer amis et ennemis, clients et comparses, manquât ici de sens psychologique.

Presque tous ces livres ont été écrits très vite, comme peut le faire un praticien de la parole publique mais aussi un homme dont la vie intérieure est d’une extraordinaire richesse et qui vit constamment en dialogue avec lui-même. Certaines pages semblent reprises d’un auteur plus ancien, un classique de la philosophie ou un des maîtres de la génération précédente. Mais, quand une comparaison est possible entre Cicéron et telle de ses sources présumées, il apparaît presque toujours combien on s’égarerait en faisant de lui un élève docile ou un adaptateur indifférent. On ne comprend vraiment ces livres qu’à partir du moment où l’on discerne pourquoi Cicéron a eu envie de les écrire ; ils se rapportent à des problèmes que son action, son expérience politique ont suscités devant lui. Ce n’est pas d’une tradition d’école qu’il reçoit l’objet de ses recherches ; la référence aux sources doctrinales ne vient qu’en un second temps.