Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chine (suite)

Aux variantes près, toutes ont peu ajouté au mythe d’une Chine qui ne serait entrée dans l’Histoire qu’à la faveur des bordées de canon des guerres de l’opium ; une structure tri-millénaire particulièrement statique l’aurait empêchée de résoudre les « contradictions » opposant une « société féodale » essoufflée à un capitalisme moderne bien équipé ; il n’aurait pas manqué de s’ensuivre une classe bourgeoise nationaliste et son indispensable « révolution bourgeoise » (en l’occurrence 1911), après laquelle ne pouvait survenir qu’une « révolution prolétarienne » — à variante paysanne cependant —, achevée en 1949, mais parachevée lors de la « grande révolution culturelle prolétarienne ». Cette volonté de retrouver, en dépit de la réalité, une révolution de 1789, une révolution de 1917, à peine teintées d’exotisme, ne résiste pas à une étude sérieuse.

Il y a eu en Chine 3 000 ans d’histoire tout aussi complexe et intéressante que l’histoire de l’Europe depuis les origines. Lorsque l’obstacle linguistique se sera légèrement estompé, lorsque les archives seront accessibles, on vérifiera que l’histoire du golfe du Tonkin est aussi riche que l’histoire de la Méditerranée et qu’une « province » comme le Sichuan (Sseu-tch’ouan) mérite autant de volumes que l’histoire de France, même si la permanence de la structure bureaucratique impériale, qui est en soi un phénomène considérable, a pu obscurcir le problème.

Au début du xixe s., la Chine n’a pas un retard technologique sur l’Europe qui expliquerait l’effondrement de l’Empire un siècle plus tard. Certes, la structure étatique a pu empêcher la naissance d’une classe marchande comparable à celle de l’Occident et d’un capitalisme indigène, mais l’Empire chinois aurait pu, étatiquement, assimiler la technologie et les modes de production de l’Europe, comme ce fut le cas du Japon à l’ère du Meiji. Contrairement à ce qui s’est passé en Occident, il semble que l’argent, c’est-à-dire la marchandise, et les rapports de production ne soient pas devenus autonomes des conditions et des hommes qui les avaient inaugurés — si l’on reprend la description classique de Marx et des économistes du xixe s. Une des raisons en serait l’absence de l’épargne, d’une masse monétaire disponible pour les aventures capitalistes. Ces ressources, en effet, se trouvaient, dans un pays agraire particulièrement prospère au xviiie s., aux mains de la gentry, la classe dominante rivale au niveau local, et des grands négociants, en sel par exemple, qui servaient d’intermédiaires entre le monde rural et l’Administration. Tout au long du xixe s., plusieurs vastes guerres civiles (rébellions musulmanes, Taiping [T’ai-p’ing], Nian [Nien], etc.) vont désorganiser totalement l’économie rurale et restreindre aux centres urbains, qui disposent d’une abondante main-d’œuvre, d’une longue tradition de commerce maritime et d’un important artisanat prêts à passer à l’âge industriel, les tentatives de modernisation. Or, c’est dans ces centres urbains des côtes que les puissances occidentales vont établir leurs comptoirs, sans, toutefois, empêcher la naissance de fortunes « compradores », dont plusieurs subsistent à Taiwan (Formose), à Xianggang (Hongkong) et en Asie du Sud-Est. Si, d’une certaine façon, les guerres de l’opium n’ont été que des piqûres d’épingle démesurément grossies par les yeux occidentaux ou la propagande nationaliste, l’apparition des grands principes socialistes européens a modifié le nationalisme traditionnel chinois et s’est trouvée à point nommé pour organiser l’idéologie des forces contestataires et même pour structurer, en 1925-1927, une révolution de type prolétarien. Les faiblesses et les contradictions de cette idéologie restent des éléments importants de l’histoire actuelle de la Chine, et toutes les conclusions ne peuvent encore en être tirées.


L’effondrement de l’Empire et le règne des seigneurs de guerre

La dynastie mandchoue s’est effondrée d’elle-même, bien plus que sous les coups des partisans de Sun Yat-sen, la bourgeoisie chinoise ayant laissé son destin aux mains des militaires et des notabilités rurales de la gentry. Le bref intermède pendant lequel Sun est nommé président de la République, avant de passer la main au maréchal Yuan Shikai (Yuan Che-k’ai), qui, avec sa moderne « armée du Beiyang (Pei-yang) », dispose d’une force importante, ne modifie pas les structures sociales et l’exercice du pouvoir. C’est par contre une période faste pour les puissances occidentales, qui vont consentir à Yuan un important emprunt gagé sur la gabelle et les capitaux des banques chinoises (1913), alors qu’elles contrôlent déjà les douanes chinoises directement pour garantir le remboursement de « l’indemnité des Boxeurs ». Cet emprunt va obliger le consortium international qui l’accorde à contrôler, plus ou moins directement, les différents « seigneurs de guerre » qui se sont partagé le pays avant même que Yuan se proclame empereur. Le Japon, qui, à la conférence de la Paix de 1919, héritera des chemins de fer et des privilèges allemands en Chine, n’hésite pas à présenter en 1915 la fameuse liste qui énumère en « vingt et une demandes » la façon dont la Chine doit devenir un protectorat japonais. Les luttes intestines des seigneurs de guerre et l’intervention de plus en plus directe du Japon dans les affaires chinoises vont fausser rapidement le jeu des Américains, des Britanniques et des Français en Chine, qui espéraient diriger, depuis les concessions et les territoires à bail qu’ils ont obtenus au xixe s., l’activité économique du pays. Les incohérences de l’impérialisme occidental, qui, à la différence du Japon, n’a pas jugé utile de s’intéresser à l’opposition nationaliste, permettent à Sun de s’introduire à Canton avec l’appui du seigneur de guerre local, Chen Jiongming (Tch’en Kiong-ming). Son influence y sera négligeable avant que l’U. R. S. S., qui a renoncé à voir fleurir les soviets en Allemagne et dans le reste de l’Europe de l’Ouest, mette en place la stratégie du socialisme dans un seul pays qui prévoit l’appui à toutes les expériences nationalistes susceptibles d’établir des « États tampons » entre la Russie et les impérialistes.