Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

Il allait bientôt faire une autre expérience qui devait le situer politiquement. Dès son retour, il se laisse marier ; puis son frère aîné l’entraîne dans l’armée des Princes. Il choisira de servir dans un régiment de Bretons. Blessé au siège de Thionville, il est évacué dans un piteux état, à Jersey d’abord, avant de connaître en Angleterre la dure existence des petits émigrés que dédaignait la haute émigration. Il loge à Londres quelque temps dans un grenier, exécute des travaux de librairie, subsiste avec le shilling qu’accorde la charité anglaise. Il part un temps comme professeur de français dans le Suffolk, où il noue à Bungay avec la fille d’un pasteur, Charlotte Ives, une idylle dont on a certainement exagéré l’importance à la suite des Mémoires d’outre-tombe.

À ces dix ans de malheur et de misère, il devra le meilleur de lui-même et le sens profond de l’humain. Il y noue une amitié fructueuse avec Fontanes qui deviendra dès le Consulat un personnage important. Il publie l’Essai sur les révolutions, ébauche le Génie du christianisme ; utilisant son dossier américain, ce qu’il appelle le manuscrit primitif, il travaille aux Natchez, dont il ne sépare pour l’instant ni Atala ni René.

Les Natchez, commencés avant le voyage en Amérique, ne paraîtront qu’en 1826. Au début, ils s’appelaient les Sauvages, se situaient au Canada, se présentant comme un poème en prose à la manière des Incas de Marmontel, et se rattachaient, comme le titre l’indique, à la sympathie des lumières pour les Indiens. Leur objet, qui ne reposait d’ailleurs sur aucune base historique, était de montrer les deux nations ennemies, Hurons et Iroquois, s’unissant pour chasser les envahisseurs blancs, Anglais et Français. Bientôt, Chateaubriand remarque dans l’Histoire de la Nouvelle France du père Charlevoix le fait historique dont il a besoin : on y voit qu’en 1731 les Natchez, ayant conspiré avec les tribus voisines pour éliminer les Français, ont été finalement massacrés par eux. Ainsi, événements et personnages seront transportés en Louisiane, quoique Chateaubriand la connaisse seulement par les récits des voyageurs. Il surnagera cependant quelques souvenirs canadiens dans les coutumes et les costumes. Ce qui frappe surtout, c’est la variété des tons et du style. Le séjour de Chactas en France, où il est envoyé par traîtrise aux galères, et le jugement qu’il porte sur la société française sont dans l’esprit du xviiie s. Chactas parle comme le Huron de Voltaire ou le Persan de Montesquieu, et ce n’est pas la partie la plus heureuse du livre. On en peut penser autant du ton épique. L’auteur en effet se proposera plus tard d’introduire le merveilleux chrétien, c’est-à-dire de peindre l’enfer et le paradis, bref de composer une épopée chrétienne en prose pour obéir à l’esthétique du Génie du christianisme. Dès lors, les périphrases, les allégories, les poncifs envahiront l’œuvre. Par chance, seul le premier volume a été refait.

Par certains aspects de l’intrigue, les Natchez sont encore un roman noir. Il n’y manque ni les reconnaissances ni les scènes de carnage. La cruauté même y dépasse celle du roman noir pour s’achever dans un sadisme authentique. L’appel du néant, les voluptés de la souillure et des tortures, un personnage comme le traître Onduré y marquent bien que Chateaubriand appartient à la même génération que le marquis de Sade. Dans la lettre qu’il adresse à Céluta, son épouse délaissée, René aspire à mêler des voluptés à la mort, savourant le malheur qu’il impose à tout ce qui l’approche. C’est déjà le ton d’Amour et vieillesse, cet étonnant fragment de l’âge mûr. Il existe un cycle de Chactas, puisqu’il reparaît dans Atala et René. Dans ces deux poèmes, il n’est plus le guerrier redoutable mais le vieillard assis sur les bords du Meschacebé, aveugle comme Homère, et qui raconte un amour inoubliable ou qui écoute les troubles confidences du jeune Européen réfugié chez les Sauvages. Ainsi, les structures, comme les personnages, se correspondent.

Atala, semi-indienne, semi-espagnole, ne pourra se donner à Chactas, qu’elle aime, parce qu’à sa naissance sa mère chrétienne l’a vouée à la pureté. Victime de préjugés, elle s’empoisonnera par crainte de succomber, portant la fatalité des problèmes dont se préoccupaient les contemporains de Voltaire et de Rousseau, tels que le suicide et la cruauté des vœux éternels. Mais Atala n’est pas seulement une mise en images de la philosophie des lumières, c’est aussi l’illustration de la pensée religieuse et coloniale de Chateaubriand. Il y développe ses idées sur la valeur pratique de la religion, qui civilise, épure les mœurs et contribue au progrès de l’esprit. Par-dessus tout, Atala reste une peinture de Tailleurs. Dans des pays où Chateaubriand n’est jamais allé, où tout n’est qu’ordre, luxe et beauté, et qu’il a construits par sa seule volonté, au moyen de lectures dont les érudits ont fait le compte, se dessinent déjà les rêves de Baudelaire, et la pirogue d’Atala découvre, avant le « Bateau ivre », d’incroyables Florides.


Du déisme à la conversion

La conversion de Chateaubriand n’a pas fait couler moins d’encre que son voyage en Amérique. Non sans raison, puisque les motifs qu’il en donne dans les Mémoires d’outre-tombe ne convainquent guère. Il nous assure qu’il a retrouvé la foi après avoir appris en exil, par une lettre de sa sœur, Mme de Farcy, la mort de leur mère, que désolait son libertinage. Or, la lettre de sa sœur ne lui serait parvenue qu’après la mort de cette dernière. Aussi, pour effacer l’Essai sur les révolutions, il écrivit, en manière de rétractation, le Génie du christianisme. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué la prudence avec laquelle l’écrivain parle de son retour à la foi. Il précise qu’il ne céda pas à « de grandes lumières surnaturelles ». Rien chez lui ne rappelle Pascal, rien n’annonce Claudel. Faut-il voir dans cette conversion une pure manifestation d’opportunisme, et dans le Génie une œuvre de circonstance, comme l’ont répété tant de critiques, de Sainte-Beuve à Henri Guillemin ? Sans doute le Génie paraît au lendemain du Concordat, le jour même où les églises rouvrent, et ce sont précisément les beautés du culte catholique que l’auteur met en lumière. Mais le lien entre l’Essai et le Génie paraît assez visible pour qu’on les puisse rapprocher autant qu’on les oppose.