Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

L’Essai racontait en quelque sorte l’histoire de l’humanité à travers ses malheurs, en utilisant la thèse fort contestable qu’avait déjà exposée l’abbé Galiani sur le retour des hommes, des peuples et des événements, l’histoire moderne n’étant, selon l’abbé « que de l’histoire ancienne sous d’autres noms ». Il se produit en effet des révolutions dans l’histoire comme dans les astres. Le cercle est l’image dominante du livre. La Révolution française fait réapparaître Sparte avec ses Jacobins ; à Athènes, les partis politiques s’appelaient déjà la Montagne, la Plaine ; Dracon ressuscite sous les traits de Robespierre, Pisistrate aujourd’hui s’appelle Philippe Égalité. Rapprochements désinvoltes, mal fondés, dont l’auteur reconnaîtra plus tard le caractère illusoire. La Révolution cependant ne peut s’assimiler à un banal épisode du destin. Le jeune émigré a suffisamment d’expérience et de lucidité pour comprendre qu’elle est un événement capital. Après elle, plus rien ne sera dans le monde comme avant. Peu importe que l’ouvrage reste incomplet et que nous soyons privés des parallèles avec l’histoire romaine, puisque son intérêt porte sur les perspectives philosophiques et religieuses. L’Essai montre à quel point l’Église a manqué aux leçons de l’Évangile et laisse aujourd’hui l’homme désemparé dans un univers qui socialement s’écroule. Quoique l’auteur veuille se tenir au-delà des partis, le livre nous apporte les passions d’un malheureux nourri de Rousseau, qui connaît l’isolement, le doute, et ne trouve comme remède à l’angoisse et au mépris qu’un « nocturne » dans le Nouveau Monde. Dans un décor d’opéra où tout est illusion, métamorphose et destruction, l’immensité du ciel n’est peuplée que de la lumière de la lune, et la seule hospitalité qui vous accueille émane d’une famille sauvage.

L’écrivain, déiste à la façon du vicaire savoyard, avait interrogé en vain les religions de l’histoire sur le destin de l’homme. S’il conclut à la mort du dieu chrétien, à la vanité de toute solution religieuse, il se proposera moins dans le Génie de prouver Dieu par les merveilles de la nature que de rechercher un fondement artistique au divin et de retrouver le sacré par l’intermédiaire de l’esprit créateur. Beaucoup plus tard, Malraux nous enseignera que la pérennité de l’art repose sur la transformation des formes, et Chateaubriand est déjà tout près de Malraux. Pour lui, déjà, la littérature et l’art chrétiens ne sont que la littérature et l’art païens repensés, transformés. Les temples de l’Acropole et les tragédies d’Euripide nous parlent à travers les cathédrales et les tragédies de Racine un langage chrétien et neuf que nous avons conquis sur le paganisme et qui le perfectionne. Les parallèles entre les Anciens et les Modernes, ou plutôt ces dialogues entre Racine et Euripide ou Homère par l’intermédiaire d’Andromaque et de Phèdre, une Phèdre jadis païenne, désormais « pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu », manifestent les progrès de la sensibilité et rattachent habilement la religion à l’esprit de l’Encyclopédie. Ainsi le critique peut étendre le domaine de l’art jusqu’au merveilleux chrétien. L’Enfer, le Paradis perdu, la Jérusalem délivrée prennent place parmi les chefs-d’œuvre épiques qui ne se limitent plus à l’Iliade et à l’Énéide. Par ailleurs, en renonçant au formalisme et à l’académisme, en fondant le beau non sur l’application d’une technique mais sur l’original et le neuf, Chateaubriand prépare les voies fécondes et scandaleuses non seulement aux critiques, mais aux artistes pour qui le péché et le difforme seront matière d’inspiration. Par le christianisme s’explique ce vague des passions qui pourrit l’âme moderne, auquel un chapitre entier est consacré, cette mélancolie de René qui deviendra sans peine, pour la génération de Baudelaire, la modernité et le goût du bizarre. Nous voilà loin de la foi traditionnelle ! Puisque les preuves de la religion reposent sur son utilité pour les hommes, la divinité du Christ garantira moins son authenticité que ne le feront les apports esthétiques et sociaux. La vérité de l’Église se justifie par les routes qu’elle fait construire, les écoles où elle enseigne, les terres qu’elle a défrichées, les hôpitaux où elle soigne les corps, les œuvres d’art qu’elle inspire. En fournissant un ferment à la société, l’Église apporte un remède aux souffrances de l’âme. Elle lui permet d’échapper à l’ennui, à la solitude, aux funestes rêveries, en un mot, à l’impossibilité d’être. René, en qui le jeune aristocrate a mis en partie ses souvenirs et ses amertumes de l’heure, n’est pas seulement le héros d’une caste qui assiste à la ruine de ses privilèges et au déplacement des fortunes ; le P. Souël enseigne à cet infortuné le moyen de dominer le mal qu’inflige le siècle en s’intégrant par le christianisme dans un ordre véritablement révolutionnaire, nullement bourgeois, qui repose sur l’action bienfaisante et le travail, et non sur l’argent. Chateaubriand a eu le mérite de sentir le premier, au début du siècle, que les problèmes religieux sont en fait historiques, économiques et sociaux.


Le diplomate déçu

Une telle conception ne pouvait qu’être agréable à l’ancien jacobin Bonaparte. Aussi le Génie du christianisme était-il très légitimement offert « à cet homme puissant qui nous a retirés de l’abîme », comme il est dit dans la préface. Chateaubriand, revenu en France avec un faux passeport, sous un faux nom, sous une fausse nationalité (comme ces masques devaient lui plaire !), s’agrège vite à la petite société de Mme de Beaumont, dans laquelle il retrouve Fontanes, Joubert, Pasquier, Mme de Vintimille, Mole, Guéneau de Mussy, Chênedollé, qui avait déjà en chantier son poème le Génie de l’homme. Milieu délicat et fraternel, un peu puéril puisque Mme de Beaumont y est « l’Hirondelle », Fontanes, à cause de sa taille petite et trapue, « le Sanglier ». Chênedollé, « le Corbeau ». Chacun d’eux l’aidera selon ses possibilités à asseoir sa réputation. Le plus efficace sera sans aucun doute Louis de Fontanes (1757-1821). Il prépare l’avenir de son ami en l’introduisant auprès de Lucien Bonaparte et d’Elisa Bacciochi, sœur de celui-ci. Il s’agit avant tout de le faire radier de la liste des émigrés et de lui procurer un emploi. En récompense de son ouvrage sur la religion, Chateaubriand espère du Premier consul l’ambassade auprès du Saint-Siège, qui vient d’être rétablie. Il devra se contenter d’un poste de secrétaire, et son expérience romaine sera malheureuse. Très vite, les relations se tendront avec son ambassadeur, le cardinal Fesch, dont Bonaparte est le neveu. On l’occupe à des besognes qu’il juge subalternes. Malgré leur libéralisme et leur indulgence, les milieux romains seront surpris par ce diplomate qui a oublié sa femme en France et que sa maîtresse, Pauline de Beaumont, vient rejoindre à Rome. Tuberculeuse, celle-ci arrive juste à temps pour mourir. Poète de la mort et des monuments, il organise de grandioses funérailles aux flambeaux, fait édifier à sa mémoire un tombeau dans l’église Saint-Louis-des-Français, puis part visiter l’Italie. Il avait écrit de Turin, Milan et Rome ses impressions de voyage à ses amis les plus chers, Joubert et Fontanes. Ces lettres d’Italie, composées pour la publication selon la mode du xviiie s., jointes à d’autres souvenirs italiens, formeront le Voyage en Italie, qu’il prévoit dès ce moment, mais qu’il organisera seulement pour l’édition des Œuvres complètes en 1827. Poème nostalgique où son âme apparaît telle qu’elle était au lendemain de la mort de la femme aimée : les paysages ne se révèlent que dans l’absence, l’effilochement, les nocturnes ; la vie ne reprend sa consistance que dans les ruines, les cimetières et ces cimetières de l’art que sont les musées. Ici comme dans presque tout ce qu’il écrit, le passé déborde sur le présent, le transforme en lui imposant la marque déjà proustienne du temps.