Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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U. R. S. S. (Union des républiques socialistes soviétiques) (suite)

Le xviie s. est un siècle de maturation, où affleure un état d’esprit fait du refus de l’autocratisme et d’aspiration vers la liberté. Cette révolte — religieuse d’abord, progressivement politique — s’incarnera, au fur et à mesure des époques, dans le raskol, qui regroupe les vieux croyants, gardiens de l’orthodoxie, puis dans les sociétés de franc-maçonnerie du xviiie s., situées au carrefour du voltairianisme et de la religion, dans l’intelligentsia du xixe s. enfin, qui confiera à la littérature le soin de porter ces aspirations.

Cependant, dans l’immédiat, la littérature naissante du xviiie s. est certainement moins redevable aux traditions de l’ancienne Russie qu’aux apports occidentaux. Avec les œuvres de Boileau et de Molière, le classicisme français pénètre dans la culture russe, sous l’impulsion de quatre hommes, Antiokh Dmitrievitch Kantemir (1708-1744), Vassili Kirillovitch Trediakovski (1703-1769), Lomonossov* et Aleksandr Petrovitch Soumarokov (1718-1777), qui sont les véritables fondateurs de la littérature. M. V. Lomonossov, esprit universel, autodidacte, précurseur de Lavoisier dans les sciences, publie une Grammaire russe (1757) et emprunte ses modèles aux Latins et aux Allemands. En codifiant l’usage de la langue, en réservant le slavon à l’art noble et la langue russe au style vulgaire, en distinguant les genres, il fixe les normes de la création littéraire. Comment s’étonner, dès lors, que les nobles choisissent l’usage du français et de l’allemand, plutôt que la langue russe, réservée au peuple ?

Comment s’étonner aussi que la production littéraire de cet âge dit « classique » — odes panégyriques, poèmes de cour — manque autant de spontanéité et de vigueur ? Pourtant, quelques tempéraments puissants se plient difficilement aux règles imposées. Gavriil Romanovitch Derjavine (1743-1816) écrit des poèmes en langue vulgaire, mélange les éléments sublimes, réalistes et comiques, et atteint la perfection dans certains morceaux de bravoure. Ce qui lui vaut de Gogol l’appellation de « poète de la grandeur ». D’autres écrivains, rebelles à la courtisanerie et au goût du « grand », trouvent dans la satire, ou dans la comédie, une soupape à leur esprit critique. Denis Ivanovitch Fonvizine (1745-1792) écrit des pièces, le Brigadier (1766) et le Mineur (1782), qui sont d’aimables et légères satires sociales. Aleksandr Nikolaïevitch Radichtchev (1749-1802) trempe sa plume dans une encre plus corrosive en attaquant les institutions et en dénonçant avec violence les conditions politiques et sociales du temps (Voyage de Pétersbourg à Moscou, 1790). Nikolaï Ivanovitch Novikov (1744-1818) écrit des pamphlets acerbes contre le régime. En cette fin de xviiie s. pullulent les revues satiriques plus ou moins autorisées par Catherine, toutes imprégnées des idées libérales de la Révolution française. La censure exerce bientôt des coupes sombres et les prisons se peuplent.

Un esprit nouveau d’ailleurs se dessine : le classicisme cède la place à la sensibilité romantique issue de J.-J. Rousseau, de Laurence Sterne et de Young, faite d’épicurisme et d’optimisme ; les formes se libèrent ; l’écrivain Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826), fondateur de la Revue moscovite, s’engage avec succès dans plusieurs voies simultanément, prose romanesque, poésie lyrique d’inspiration personnelle et histoire. Surtout, il propose une réforme linguistique capitale pour l’avenir : il rejette les modèles latins et slavons pour se rapprocher du style français, élégant et clair. En même temps, la littérature cherche sa voie dans le réalisme : Ivan Andreïevitch Krylov (1769-1844), après s’être essayé dans le journalisme satirique, écrit de savoureuses fables en une langue drue et pittoresque qui emprunte ses expressions et sa verve au langage du peuple.


Les traductions, chevaux de poste de la civilisation

Ces préludes achevés, il existe désormais une poésie, un théâtre et une prose satirique proprement russes, qui disposent d’un instrument linguistique original, encore que mêlé d’éléments étrangers. C’est par le biais des traductions que cet outil va définitivement s’affiner, entre les mains d’un poète extraordinairement doué qui assimilera les formes culturelles de l’Occident, Vassili Andreïevitch Joukovski (1783-1852). « Les traductions, dira Pouchkine, sont les chevaux de poste de la civilisation ! »

Précepteur du fils du tsar, Joukovski introduit dans la Russie d’Alexandre et de Nicolas les poètes anglais et allemands, Dryden, Scott, Moore, Campbell, Byron, et aussi les épopées persanes et surtout l’Odyssée. Il crée un véritable langage poétique, fait de mélodie et de fluidité, où les procédés métriques et la maturité technique vont servir l’expression de thèmes personnels. À peu près à la même époque, Konstantine Nikolaïevitch Batiouchkov (1787-1855) traduit Tibulle et Parny, tandis qu’Aleksandr Sergueïevitch Griboïedov (1795-1829), membre de la franc-maçonnerie, auteur d’une seule pièce, le Malheur d’avoir trop d’esprit (1822-1824), crée les lois du théâtre comique russe à partir de personnages qui deviendront des types et de dialogues, ou de réparties, qui deviendront de véritables proverbes. Le terrain est prêt pour la grande moisson littéraire.

A. S. Pouchkine* est à la fois le Ronsard, le Malherbe et le Racine de la littérature russe. Sa création poétique ne peut se séparer de sa création linguistique. Imbibé de culture étrangère — au point que la lettre de Tatiana dans Eugène Onéguine est écrite en français —, il va rendre à la langue russe sa fraîcheur et sa richesse en retournant aux sources populaires et ouvrir la voie à tous les grands genres littéraires. La prose, peut-être plus encore que la poésie, lui doit tout : précision extrême du vocabulaire, équilibre, densité, élégance, sérénité, ces qualités sont celles d’un classique, dont la perfection même peut apparaître comme un point d’aboutissement, ou une impasse.

Sans doute est-ce en raison de cette sérénité même que le plus grand des poètes russes, malgré toute sa gloire officielle, connut une certaine désaffection des générations suivantes : la Russie, en proie aux convulsions sociales, ne se reconnaissait guère dans l’image limpide de son radieux poète et lui préféra « les malades ou les martyrs de la littérature ».