Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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U. R. S. S. (Union des républiques socialistes soviétiques) (suite)

La conscience nocturne de l’âme russe

M. I. Lermontov*, au contraire de Pouchkine, a pressenti le fond de sadisme et l’aspiration vers l’au-delà qui vont caractériser les lettres russes, ce besoin d’humilier et d’être humilié qui annonce Dostoïevski. Plus romantique que Pouchkine, sombrement influencé par Byron, il oscille entre de pathétiques envolées lyriques et le réalisme, entre les prophéties du visionnaire et un cynisme de hussard. Sa prose, plus encore que sa poésie, est un miracle de musicalité, de transparence et de modernité. Un héros de notre temps (1839-40) doit beaucoup à Pouchkine, et pourtant résonne différemment.

Pouchkine et Lermontov : ces deux grands poètes du début du xixe s. figurent peut-être les deux tentations de la littérature russe. La sérénité apaisée du premier marque l’aboutissement de la tradition classique et apparaîtra aux générations suivantes comme un paradis perdu. Chez le second, l’appel de la révolte, le refus des contraintes, le sens tragique de la vie traduisent déjà la « conscience nocturne » de l’âme russe. Lermontov en tout cas semble clore l’époque de la grande poésie. Si l’on excepte les poèmes métaphysiques de F. I. Tiouttchev*, découverts d’ailleurs bien plus tard, vers 1850, par Nekrassov, et les chansons populaires d’Alekseï Vassilievitch Koltsov (1809-1842), la poésie dégénère en formes vides de sens. Déjà Lermontov et Tiouttchev écrivent dans un climat d’indifférence générale : la génération des années 30 voit la naissance du roman, qui sera le grand genre littéraire du xixe s.

Entre Gogol* et Pouchkine, la parenté est indiscutable. On sait que celui-ci a fourni à celui-là le sujet du Revizor (1836) et des Âmes mortes (1842). Longtemps, les générations successives ont fait de Gogol le fondateur de l’école réaliste russe, le maître de la peinture satirique et de la dissection de caractère. En fait, le fantastique et la folie percent sous la description objective. Avec Gogol, la littérature s’engage résolument sur la voie de la destruction de la réalité. Ses personnages ne sont pas seulement des caricatures issues de l’observation du réel, mais des créations de l’âme nées du désespoir et de l’angoisse. En Gogol, les deux courants réalistes et antiréalistes sont indissolublement liés, mais le monde imaginaire est de beaucoup le plus puissant. Sa langue, de plus, ne doit rien à celle, limpide, de Pouchkine ; elle rompt avec la pureté classique et invente une phrase baroque, riche de néologismes, de mots du terroir, d’archaïsmes, d’expressions vulgaires au besoin ; enfin, dernière rupture avec Pouchkine, Gogol est convaincu de la mission sociale ou spirituelle de l’art.

De Gogol, Dostoïevski* a hérité la vision déformée de l’univers, où la folie, la sexualité, le sadisme se partagent des êtres irrémédiablement blessés. Les thèmes sociaux, les idées humanitaires de l’Idiot, le ton philanthropique des Pauvres Gens, qui ont beaucoup marqué les générations du xixe s., ont accrédité l’image d’un Dostoïevski tout de bonté et de pardon. En fait, ces thèmes ont moins de vigueur que ces Mémoires écrits dans un souterrain issus de troubles profondeurs, qui explorent le moi avec une curiosité sacrilège. Authentiquement religieux, Dostoïevski représente le pôle ultime de la veine antiréaliste, prophétique, visionnaire de la littérature, comme le réalisme de Tolstoï représentera, en quelque sorte, l’autre pôle. Mais les deux géants, si admirés soient-ils, planent trop au-dessus de la mêlée politique pour que les lecteurs trouvent chez eux une réponse aux problèmes du temps.


Slavophiles et occidentalistes

Quel est alors le climat littéraire de l’époque ? La Russie est une sorte de chaudière en ébullition, alimentée à feu continu par la révolte des écrivains contre le pouvoir impérial et par la foi dans un avenir meilleur. De l’échec des décabristes, la génération des années 30 a retiré amertume et frustration et s’est réfugiée, la sensibilité à vif, dans l’idéalisme. Nourrie des idées de Schelling, de Fichte et de Hegel, de romantisme allemand et de romantisme français — George Sand a une influence considérable —, formée de nobles déracinés, cette génération se préoccupe du bonheur du peuple et voit dans la littérature le chemin du salut. En même temps, des cercles se constituent à Saint-Pétersbourg et à Moscou qui recrutent bientôt à l’université de nouveaux porte-parole, les raznotchintsi, jeunes étudiants issus de classes moyenne et plébéienne et composant une nouvelle intelligentsia.

Ces hommes n’ont qu’une seule et même préoccupation, le destin de la Russie, une seule et même conviction, le rôle messianique de leur pays. Mais ils se divisent sur les moyens : les « occidentalistes » — Petr Iakovlevitch Tchaadaiev (1794-1856), V. G. Belinsky*, A. I. Herzen*, Nikolaï Aleksandrovitch Dobrolioubov (1836-1861), Bakounine — veulent reprendre les voies occidentales et se réclament des mouvements romantiques allemands ou du socialisme français. Souvent idéalistes, ils évolueront progressivement vers un réalisme de plus en plus intransigeant et introduiront dans leur pays la mentalité positiviste et scientifique européenne. Les « slavophiles » — Alekseï Stepanovitch Khomiakov (1804-1860), Aksakov, Dostoïevski —, condamnant également l’autocratie tsariste, croient en un type spécial de culture russe, mûrie sur le terrain de l’orthodoxie ; suivant l’idée hégélienne de la vocation des peuples, rejetant le rationalisme occidental, ils espèrent que la foi orthodoxe et les structures paysanes, animées par un esprit communautaire, sauveront la patrie de la ruine morale. Dostoïevski développera le grand thème de la mission historique et religieuse de la Russie comme la synthèse ultime de l’Europe, et s’acheminera parfois vers un nationalisme outré.


Les réalistes

La génération des années 1830 et 1840 peut être appelée idéaliste, celle des années 1860 tend nettement au réalisme. Les « nobles repentants » et les raznotchintsi s’engagent plus que jamais dans la lutte sociale. Le roman dit « naturaliste » domine désormais la littérature, en privilégiant l’élément social aux dépens de l’élément artistique, et bientôt le point de vue utilitaire servira de critère au talent.