Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turcs (suite)

Les Turcs dans le Sud-Est européen

Il est probable que les Turcs ont fait leur apparition assez tôt dans le Sud-Est européen, mais nous n’avons, à ce propos, que des idées assez vagues. Du moins s’avère-t-il à peu près certain que des tribus proto-turques ont parcouru les plaines de la Russie méridionale avec les Huns (qui les quittent vers 374 en direction du Don, de la Volga, puis de la Hongrie) et les Avars ou qu’ils s’y sont fixés. Vers 650, les tribus bulgares forment un État au nord-ouest du Caucase, entre le Kouban et la mer d’Azov : la Grande Bulgarie, gouvernée par le khān Kubrat. Un peu plus tard, leur royaume est coupé en deux par la poussée d’autres Turcs, les Khazars. Après une période de sujétion, une fraction des Bulgares monte vers le nord, où elle forme la « Bulgarie de la Volga et de la Kama », qui sera détruite au xiiie s. par les Mongols. Les actuels Tchouvaches, dont la langue est un rameau très éloigné du turc commun, seraient leurs ultimes descendants. Cette région reçoit la visite de missionnaires et de commerçants musulmans (ibn Faḍlān), et entre dans l’orbite de l’islām. L’autre fraction, sous la conduite du khān Asparuh, part vers l’ouest, passe le Dauube en 679 et se fixe dans l’ancienne Mésie. Bien qu’en lutte continuelle avec les Byzantins, les Bulgares subissent leur influence ; au milieu du ixe s., leur souverain Boris Ier (852-889) se convertit au christianisme. En même temps, parce qu’ils sont mêlés aux Slaves du Sud, ils se slavisent.

Les Khazars ont peut-être été formés par l’empire des Tujue (T’ou-kiue) occidentaux. Au commencement du viie s., ils constituent une puissance dans le sud-est de l’actuelle Russie, au Daguestan, autour de la Caspienne, la mer des Khazars comme on la nommera dès lors. L’alliance avec Byzance est un des facteurs constants de leur politique. Si l’Empire romain d’Orient trouve en eux une aide dans sa lutte contre les Arabes et les Persans, les Khazars, de leur côté, reçoivent de lui des leçons de civilisation, mais aussi beaucoup d’ingratitude. Leur sol est un lieu de rencontre. On considère souvent que leur foi officielle fut le judaïsme, mais il semble que seule la classe dirigeante avait adopté cette religion. L’islām dès 690, le christianisme, surtout entre 850 et 863 grâce à saint Cyrille, firent de nombreux prosélytes. Les turcophones caraïtes (karaïtes), juifs non talmudiques, dont des groupes vivent encore en Crimée et en Pologne, peuvent être leurs héritiers.

Au ixe s., les Khazars commencent à décliner. La grande pression oghouz en Asie centrale refoule les Petchénègues de la région de l’Oural, les jette sur l’Empire khazar, chasse les Magyars et les font refluer à la fin du ixe s. entre Don et Danube, puis en Europe centrale. Les Petchénègues, qui ne cessent de progresser vers les Balkans, sont, contrairement à leurs prédécesseurs, de continuels adversaires pour Byzance, dont ils attaquent les territoires à maintes reprises : ainsi en 934, en 944, en 1026, en 1064, en 1087, en 1090. Ils font courir à l’Empire un de ses plus grands dangers. Il est vraisemblable qu’ils l’auraient finalement détruit sans l’arrivée de nouvelles hordes turques, celles qui sont connues sous le nom de Coumans, de Polovtses ou de Qiptchaqs : en avril 1091, Byzantins et Coumans coalisés déciment les Petchénègues. Ceux-ci survivront tant bien que mal jusqu’à leur liquidation totale en 1122.

Selon Gardizi, les Qiptchaqs faisaient partie des Turcs kimeks, qui vivaient primitivement en Sibérie, sur le moyen Irtych ou sur l’Ob, et qui semblent avoir été proches linguistiquement des Oghouz. Vers le milieu du xie s,, ils se séparèrent des Kimeks et, chassant devant eux un groupe d’Oghouz, envahirent l’Europe. Quand ils furent débarrassés des Petchénègues et que les Oghouz eurent été massacrés par les Byzantins et les Bulgares dans les Balkans, ils restèrent seuls maîtres des steppes du nord de la mer Noire. Leur impact sur celles-ci fut si fort que le khānat fondé par Gengis khān en cette région ne portera pas d’autre nom que le leur.


Les contacts des Turcs et de l’islām

Un acte de violence commis par un Chinois sur la personne d’un roi turc de Tachkent en 750 amène son successeur à faire appel aux Qarlouqs, vivant alors entre l’est du lac Balkhach et l’Irtych, et aux Arabes installés à Boukhara. L’armée chinoise est écrasée par les coalisés en 751 sur les bords du Talas : la Chine perd toute influence en Asie centrale, et l’islām acquiert les premières conditions nécessaires à sa future implantation. Cependant, les poussées exercées en sens contraire par les Turcs et les Arabes se neutralisent. Les musulmans font alors de grands efforts pacifiques pour pénétrer en Asie centrale, et les Turcs ne tardent pas à s’introduire dans le monde musulman comme mercenaires, plus exactement comme mamelouks, c’est-à-dire comme « esclaves ». Dès 836, ils sont si nombreux et si gênants à la cour des ‘Abbāssides* que ceux-ci, pour les éloigner de Bagdad, fondent une nouvelle capitale, Sāmarrā. En théorie, on peut admettre que l’adhésion à l’islām de ces mercenaires est purement formelle, et il est exact que ceux-ci conservent et introduisent sans doute en islām bons traits de leur culture : il est peu aventureux de leur attribuer par exemple la mode qui se répand alors d’ériger des mausolées pour les princes et les saints ou encore la nouvelle image qui s’impose à l’iconographie du souverain en majesté, assis sur ses jambes repliées. En fait, nombre d’entre eux sont très attachés à leur nouvelle foi. Pour satisfaire leur désir d’accomplir le pèlerinage, le calife doit se résoudre, chose inouïe, à faire édifier à Sāmarrā une Ka‘ba en réduction. Leur situation et leur nombre leur donnent un rôle qui devient vite essentiel : chefs d’armée, gouverneurs de région, ils détiennent souvent la réalité du pouvoir. Ainsi, au milieu du ixe s., ibn Ṭūlūn, fils d’un mercenaire turc d’Iraq, est envoyé comme gouverneur en Égypte, où il fonde sa propre dynastie, celle des Ṭūlūnides ; ainsi, sous al-Mutawakkil, Bughā al-Kabīr († 862) dirige les troupes califales en Arménie ; ainsi, sous al-Muntaṣir et al-Musta‘ṣim, Bughā al-Charābī († 868) est le vrai chef du gouvernement ‘abbāsside. Il va sans dire que l’armée que les Turcs ont constituée, très efficace en général, devient beaucoup moins sûre quand elle affronte d’autres Turcs demeurés païens ou fraîchement convertis.