Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

autorité (suite)

La portée des travaux des psychosociologues lewiniens est réelle, mais limitée. Quelles sont les conditions qui assurent la réussite du style démocratique ? D’abord, il faut que les tâches soient maîtrisables ; il faut que le leader soit de « bonne volonté », qu’il ne cherche pas à accroître son pouvoir personnel, mais qu’il s’emploie à exercer ses responsabilités en vue du « bien commun ». Il faut enfin que les individus soumis à son autorité soient socialisés, c’est-à-dire qu’ils participent d’une même culture, et que les conflits susceptibles d’éclater entre eux ne donnent jamais lieu à des oppositions inexpiables.

On peut énoncer ces trois conditions d’une manière plus synthétique, en disant que l’instruction du leader démocratique est acceptable pour autant qu’elle définit pour le groupe une situation optimale, c’est-à-dire telle qu’il ne peut y en avoir aucune qui puisse être plus favorable au groupe sans entraîner pour tel individu des sacrifices non compensables.

Ce qui retient l’attention dans cette conception lewinienne de l’autorité démocratique, c’est une certaine idée de la spontanéité individuelle, associée, ou plutôt réconciliée, avec l’autonomie du groupe. Sous l’autorité du leader démocratique, les enfants font ce qu’ils veulent. Pourtant, la volonté de chacun ne s’oppose à celle d’aucun autre, et chacun reconnaît dans la volonté générale la réalisation de sa propre volonté particulière. Plusieurs auteurs ont cru reconnaître dans cette situation expérimentale l’équivalent de l’idéal conçu par les théoriciens du contrat social, qui recherchaient, eux aussi, à identifier la loi (comme règle s’imposant au groupe) et l’expression des préférences individuelles.

L’autonomie du groupe et la spontanéité des individus ne constituent pas un idéal indéterminé. Ces valeurs sont susceptibles de s’incarner à différents niveaux et, qui plus est, peuvent recevoir des expressions contradictoires. L’exigence d’autonomie pour le groupe peut conduire à une sorte de revendication anarchiste. Mais elle se retrouve aussi satisfaite dans l’administration décentralisée que pratiquent les grandes firmes américaines. Dans le premier cas, l’autonomie est justifiée par le refus moral de l’oppression et du despotisme. Dans le second cas, elle se présente comme la méthode de gestion la plus efficace, c’est-à-dire la plus capable de tirer le plus haut rendement des facteurs engagés dans le processus de production.

Une incertitude aggravée se retrouve lorsqu’on cherche à définir ce qu’il faut entendre par spontanéité. Tant qu’il s’agit de dénoncer les perturbations provoquées dans le climat d’un groupe par les interférences, les maladresses ou les provocations d’un chef arbitraire, les théoriciens de l’autorité démocratique sont sur un terrain relativement solide. Consulter, informer, accepter la discussion avec les subordonnés : ces consignes des praticiens des « relations humaines » sont à coup sûr excellentes. Suffit-il de les appliquer pour assurer le succès de la démocratie de participation ?

La difficulté d’une telle entreprise requiert de tous une sorte de conversion. Les psychosociologues s’étendent volontiers sur l’opération, très délicate, par laquelle chacun d’entre nous est invité à « assumer » des rôles, à entrer dans des personnages qui n’ont pas été écrits ni par nous ni pour nous. Cette capacité de décentration, qui permet au sujet de se mettre à la place non seulement de tel partenaire, qui risque de se voir affecté, mais aussi du groupe tout entier, l’aiderait à régler sa conduite sur les attentes qu’elle est susceptible d’éveiller chez les autres et aussi en lui-même. Mais, s’agissant d’un individu investi d’autorité, la décentration est encore plus malaisée, pour lui-même comme pour ses subordonnés. Il n’est que trop enclin à s’identifier de plus ou moins mauvaise foi à son rôle et à sa charge, et à interpréter toute réserve à son endroit comme un « manquement aux principes » qu’il incarne. Les subordonnés, de leur côté, sont enclins à regarder celui qui est placé au-dessus d’eux comme disposant d’un pouvoir qui lui permet de « faire tout ce qu’il veut ». Cette majoration leur permet de se constituer vis-à-vis de lui dans une dépendance qui, même si elle prend des formes très agressives, exprime leur incapacité à décider par eux-mêmes et à se déterminer, ne serait-ce qu’en s’opposant à ce qu’« il veut » ou à ce qu’il est censé vouloir.

Cette tendance sous-jacente à la conduite du chef, qui, pour s’affirmer, cherche à se soustraire au contrôle de ses subordonnés, est aussi implicite dans celle des subordonnés, qui, alors qu’ils montrent le plus d’insistance à se protéger contre ses empiétements, ne parviennent pas à être eux-mêmes et à saisir leur solidarité contre lui. Elle rend la relation d’autorité dangereuse pour les dirigeants tout autant que pour les dirigés. Et le danger se trouve accru du fait que les rôles de dirigeants et de dirigés ne sont pas, une fois pour toutes, attribués à des catégories mutuellement exclusives, mais qu’entre l’une et l’autre la circulation et le recoupement sont très fréquents.


Répression et socialisation

L’exercice de l’autorité suppose donc un apprentissage préalable. Et c’est la nature de ce processus qui soulève les plus grandes difficultés.

De graves équivoques s’attachent, nous l’avons dit, à un terme comme spontanéité. Pas plus que la confiance ne se décrète, la spontanéité ne s’improvise. Surtout, il faut se demander si, en « libérant » l’individu, elle le réconcilie avec les autres ou l’oppose à eux. Admettons que tous les membres du groupe parviennent à se décentrer simultanément (cette double condition est nécessaire pour que les « mauvais » n’en profitent pas pour éliminer les « bons »). Reste à savoir comment est possible une telle conversion.

Une première interprétation, qui emprunte à la fois à Durkheim et à Freud (tels que, du moins, les lisent les sociologues dits « fonctionnalistes » comme Talcott Parsons), attache une extrême importance à la fois au « principe de réalité » (en style freudien), à la « contrainte » (en style durkheimien) et à une conception de la socialisation, qui la fait dépendre d’une sorte de dialectique entre les sacrifices consentis par l’individu et les gains que celui-ci réalise en contrepartie par son accession progressive à des formes de comportement de plus en plus hautes et différenciées. La théorie freudienne des niveaux de la sexualité illustre assez bien cette manière de voir. Le passage d’un stade à l’autre (anal, oral, génital) suppose que l’individu soit en mesure de renoncer aux jouissances qui lui étaient accessibles au stade précédent (et dont il devait alors se contenter) pour devenir capable de prétendre à d’autres jouissances, qui, jusque-là, littéralement, « n’étaient pas de son âge ». Si le sujet se fixe sur des jouissances d’un stade archaïque, il se trouve exposé aux névroses et aux perversions. Le principe de réalité (exprimé par la logique des rôles sociaux, dont le sujet ne peut pas se défaire et qui lui sont pour ainsi dire imposés) se venge, en quelque sorte, d’un individu que sa faiblesse et son « immaturité » rendent incapable d’assumer ses responsabilités. Dans cette perspective, le principe de réalité ne se réduit pas du tout à un ensemble de contraintes immuables. Il faut l’entendre comme le système de conditions dynamiques qui définissent l’ajustement de l’individu à son milieu. C’est pourquoi, s’agissant d’un enfant, il souligne la dépendance de celui-ci par rapport aux adultes, et spécialement par rapport à ses parents. Mais la dépendance n’a pas le même sens pour l’adulte que pour l’enfant, et le principe de réalité s’exprimera, par exemple dans le cas de l’adulte, par des attitudes de décentration, de respect, de coopération — et non de docilité.