Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

autorité (suite)

En quel sens une société qui prétend nous faire sacrifier les plaisirs immédiats de la dépendance ou de l’agressivité pour nous apprendre l’autonomie, la responsabilité, la maîtrise de soi peut-elle être dite « répressive » ? La question, posée en ces termes, n’a probablement aucune signification et ne peut être utilement débattue que si quelques distinctions élémentaires sont introduites. Il est toujours possible de présenter la socialisation de l’individu comme un marché de dupes. Nous voyons bien ce à quoi nous renonçons : que gagnons-nous en échange ? La polémique contre la « société de consommation » dénonce la manipulation dont l’individu est le jouet, et qui l’amène à passer un marché de dupes avec un Sphinx dévorant. Mais on peut tirer de cet argument des conclusions très différentes. Ou bien on le pousse jusqu’à ses plus extrêmes conséquences ; mais il ne conserve qu’une valeur d’hyperbole philosophique du type « toute société est intrinsèquement perverse ». Ou bien on dénonce telle contrainte comme absurde ou arbitraire, telle forme d’éducation comme inadaptée, tel style d’autorité comme abusif, répressif et inefficace ; mais, en localisant l’injustice au niveau d’une société ou d’une institution, on s’abstient de traiter de la répression et d’en faire découler tous les maux — auxquels on s’emploie à trouver des causes plus assignables. Et même si l’on rejette dans un futur indéterminé l’époque bienheureuse où toutes les contraintes auront disparu, en acceptant de distinguer entre celles qui sont légitimes et celles qui ne le sont pas, on reconnaît, du même coup, qu’il y a une autorité « bonne » et une autorité « mauvaise », ou encore que toute autorité n’est pas répressive.

La forme la plus irréductible du rapport d’autorité, c’est le processus de socialisation tel qu’il s’exprime dans le rapport entre générations. (Et il semble bien que cette vue soit commune à Freud et à Durkheim, compte tenu de toutes les différences qui séparent ces deux auteurs.) Si l’on suit cette ligne de réflexion, on s’aperçoit que le processus de socialisation est très largement inconscient. Il l’est d’abord parce que l’enfant est invité, comme l’a très bien vu Durkheim, à entrer dans un système de valeurs à l’intérieur duquel il pourra éventuellement (et c’est là le signe, par exemple, de la réussite de l’éducation morale) exercer sa liberté de choix, mais que, globalement, il n’a ni fait ni choisi et qui, absolument, lui préexiste — un peu comme l’acte de ses générateurs lui donne ou lui inflige une vie qu’il n’avait pas demandée. En second lieu, la socialisation recourt à des mécanismes inconscients — et l’on serait tenté de dire qu’il est nécessaire qu’elle y recourre — parce que, reposant sur le crédit, elle ne peut être efficace que grâce au symbolisme.

Tout porte à considérer la socialisation comme un crédit fait à l’individu par la société qui l’accueille à condition qu’il entre dans le jeu, qu’il en apprenne et qu’il en respecte les règles — à condition qu’« il sache se rendre utile ». Mais, de son côté, l’individu, lui aussi, ouvre un crédit à la société, puisqu’il accepte de se laisser motiver par elle, de prendre au sérieux les récompenses qu’elle lui offre à terme et pour le gain desquelles il renonce à des jouissances immédiates. L’argent, les biens de consommation, le prestige professionnel, les joies du foyer sont autant de symboles dont le contenu reste largement indéterminé, mais qui orientent et canalisent la conduite et les attentes des individus, avant même qu’ils n’aient eu une expérience des avantages dont la jouissance sera pour eux différée, « jusqu’à ce qu’ils soient grands ».

Le processus de socialisation ainsi entendu suffit-il à assurer la décentration, la conversion sans laquelle les dirigeants seraient tentés d’abuser et les dirigés incapables d’exécuter les tâches qui leur sont confiées ? L’argument le plus solide de ceux qui contestent les vertus pédagogiques de l’appel à la « contrainte » et au « principe de réalité », c’est que la conversion, pour être authentique, ne peut être que le fruit d’une découverte strictement personnelle. Tout ce qui est transmis par la voie de l’instruction est frappé de stérilité tant que le sujet n’est point parvenu à retrouver au plus intime de lui-même la vérité qui lui est transmise sur un mode personnel. Quand Carl Rogers, par exemple, affirme que « tout ce qui peut être enseigné à autrui n’a à peu près aucune importance » et n’a en fait aucune influence appréciable sur son comportement, il retrouve cet enseignement classique de non-science socratique. D’abord, ce qui est sûr à la fois au plan théorique et au plan empirique n’est pas immédiatement transmissible. Ou, si l’on préfère, l’éducation, au sens strict, ne se réduit pas à une pure et simple information. Elle suppose une sorte de création de la personne par elle-même. Elle se déroule dans un groupe, éventuellement sous le contrôle d’un public. Mais, quelles qu’en soient les modalités, elle constitue une prise de conscience, facilitée par l’action d’un thérapeute individuel ou d’un groupe constitué en instance de diagnostic.

Admettons ces propositions, qui constituent le credo non directiviste. Sont-elles incompatibles avec celles que les sociologues fonctionnalistes attribuent à la double tradition freudienne et durkheimienne ? Elles apparaissent plutôt comme la superposition d’une théorie de la socialisation qui s’applique à la généralité des hommes, d’une théorie qui ne concerne, en toute rigueur, que les « rois philosophes » ou les « philosophes rois ». Les non-directivistes prêtent à la décentration des traits qui ne pourraient être absolument explicités qu’en termes de conversion socratico-platonicienne ou de sublimation freudienne. Mais le non-philosophe et le non-analysé doivent-ils, en toute rigueur, être traités comme des individus non socialisés ?