Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

Le courant constructiviste

Il est difficile de déterminer avec précision quels ont été, historiquement et géographiquement, les périodes et les pays qui ont été les plus marqués par cette tendance. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, le constructivisme n’a cessé d’avoir des adeptes dans tous les pays et à toutes les époques. Il faut tenir compte, cependant, du fait que, dans son développement, il s’est trouvé limité en raison de l’architecture de la majorité des édifices construits et utilisés depuis le xviie s. En Occident, les salles, dans leur grande majorité, étaient des constructions à l’italienne. Des transformations architecturales marquent le désir, arrêté par certains, d’adapter leur instrument aux exigences contenues dans les préoccupations constructivistes : salle du théâtre du Vieux-Colombier à Paris (Copeau-Jouvet, 1924) ; salle de l’Old Vic à Londres (P. Sonrel, 1950).

Parmi les différentes dispositions scéniques employées, on notera :
— l’avance latérale (le Jardin de Murcie [F. Gémier], décor prolongé sur les côtés de la salle, acteurs placés dans les avant-scènes) ;
— l’avance centrale (suppression de la rampe, avance du proscenium en éperon, marches terminales) ;
— la réalisation en plein air (Copeau-Barsacq ou Vilar à Avignon : série de dispositifs distincts, plans inclinés, etc.).

Ces remarques étant faites, il est possible de distinguer des artistes chez qui, à la suite d’Appia, cette préoccupation fut prédominante.

Par exemple, en U. R. S. S., Meyerhold, Issaak Moisseïevitch Rabinovitch (né en 1894), Tairov et ses décorateurs, Aleksandr Aleksandrovitch Vesnine (1883-1959) ou Aleksandra Ekster (Salomé) : combinaisons d’échafaudages, d’échelles, de passerelles ; schématisation poussée à l’extrême ; points d’appui et tremplins ; mouvements mécanisés. En Allemagne : Karl Heinz Martin (1888-1948) [Franziska], Leopold Jessner, Piscator ; aux États-Unis : Norman Bel Geddes (1893-1958) [Jeanne d’Arc] ; en Pologne : Leon Schiller ; en France : réalisations de Camille Demangeat (festival d’Avignon), d’André Acquart (né en 1922) [les Nègres], de Jacques Bosson (Mourir pour Chicago).

Les tentatives destinées à concilier les préoccupations constructivistes et picturales seront d’autant plus nombreuses en Occident que les salles à l’italienne restent, de loin, les plus utilisées : par exemple, il s’agira en France de Georges Pitoëff pour Macbeth, de Christian Bérard (1902-1949) pour les Fourberies de Scapin et aux États-Unis de Lee Simonson (1888-1967) pour Man and the Masses.

Dans la perspective des motifs inspirés par un souci d’austérité et de pureté, de mise en valeur des moyens propres à l’acteur, de réaction contre les abus du décor peint peut être placée la tendance extrémiste de jouer sur un plateau nu ou devant des rideaux ou des paravents.

Mais, après Appia, en termes particulièrement significatifs, les principes qui relèvent des courants constructivistes ont été formulés par Jacques Copeau : « Pour l’œuvre nouvelle un tréteau nu. [...] Symboliste ou réaliste, synthétique ou anecdotique, le décor est toujours le décor : une illustration. Cette illustration n’intéresse pas directement l’action dramatique, qui, seule, détermine la forme architecturale de la scène. Rien en ciment qui ne soit du ciment. Rien en bois qui ne soit du bois. Le moindre petit coup de pinceau est suspect d’hérésie. »

À partir des années 50, la tendance, ainsi définie, conduit à substituer au décorateur — ce terme pris dans son sens traditionnel — ou au peintre décorateur le décorateur-scénographe et, finalement, le scénographe spécialiste, architecte de la scène, constructeur chargé, sous la direction du metteur en scène, de la composition de l’espace de jeu dans les trois dimensions, des implications techniques de son animation et de l’aménagement du front de contact acteurs-spectateurs.


Le courant pictural

Les quelques observations qui précèdent suffisent à montrer que se manifeste partout le courant constructiviste, particulièrement intense en Russie, en Allemagne et aux États-Unis. L’histoire du décor en France, en Italie et en Angleterre est davantage marquée par une prédominance du décor peint. En France, cette prédominance procède, pour une grande part, de la contribution d’artistes français et d’artistes étrangers, réfugiés russes en majorité.

Quelques-uns des spectacles montés au théâtre d’Art et au théâtre de l’Œuvre eurent des décors de Maurice Denis, de Vuillard, de Bonnard, de Sérusier, de Toulouse-Lautrec, d’Odilon Redon, d’Eugène Carrière, de Roussel, etc.

Dès cette époque, il est possible de discerner chez certains un effort sérieux d’adaptation aux lois de la scène, lequel se traduit par la préoccupation non pas de montrer une toile (décor-tableau), mais de rendre l’action de la pièce, de renoncer au trompe-l’œil, de simplifier, de styliser au lieu de reconstituer, afin de ne pas éparpiller l’attention, de tenir compte de l’évolution rapide du jeu et de la nécessité d’agir sur le spectateur en des fragments de durée. Nombre d’idées mises en évidence par Gordon Craig en faveur d’un décor-acteur se trouvèrent ainsi, dans une certaine mesure, présentées ou retrouvées.

Mais ce sont les Ballets* russes (de 1909 à 1914, puis de 1917 à 1929) qui constituèrent dans le développement du courant pictural un événement déterminant.

Indirectement d’ailleurs, car l’accès des peintres au théâtre était déjà réalisé, ainsi qu’il résulte des exemples que nous venons de citer. Ce qui intervint, ce fut l’éclatante révélation que constituèrent les réalisations de Léon Bakst et d’Alexandre Benois, et l’engouement extraordinaire qui en résulta. Les Ballets russes apportèrent une démonstration — pour ne nous en tenir qu’au décor et aux costumes — (les pouvoirs scéniques de la couleur : harmonies imprévues ; art violent et délicat, surtout au cours de la première période, qui va jusqu’en 1914 et fut impressionniste ; la seconde, d’inspiration cubiste, se manifesta à partir de 1917. À Bakst et Benois se joignirent en 1913 Soudeikine, en 1914 Natalia Gontcharova, en 1917 Picasso, puis en 1919 Derain et Matisse, puis Juan Gris, Marie Laurencin, Braque, Utrillo, Rouault, De Chirico...

Du point de vue de la mise en scène proprement dite, la recherche d’un Bakst de résoudre au moyen du costume l’opposition relevée par les constructivistes entre le corps de l’acteur à trois dimensions et le décor à deux dimensions a constitué la tentative la plus intéressante.

Les Ballets suédois de Rolf de Maré (1888-1964) eurent pour effet, de 1920 à 1925, de remettre en question dans l’esprit des artistes et des spectateurs nombre de principes que le succès des Ballets russes pouvait faire considérer comme acquis. Des peintres comme Bonnard, Laprade, Steinlen, Foujita, De Chirico apparaissent, pour la plupart, moins préoccupés par les exigences de la scène.