Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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tch’an et zen dans l’art (suite)

Le zen n’est pas la croyance en une divinité hétérogène et transcendante. Sa recherche consiste à dépouiller le corps et l’esprit pour s’éveiller en un Moi délivré de toutes les formes et trouver le Bouddha qui est en chacun de nous. Le zen évolue donc en dehors de tous dogmes écrits, l’enseignement devant venir des circonstances et être apporté par n’importe quel événement.

L’esthétique zen n’est pas non plus fondée sur une philosophie déterminée. Elle offre un des moyens les plus directs de comprendre le zen, puisque ses formes sont généralement loin d’avoir le caractère symbolique auquel s’attachent, en art, les autres sectes bouddhiques. Pour le zen, l’œuvre d’art n’est pas une représentation de la nature, elle est elle-même œuvre de la nature. Cela ne veut pas dire que les formes artistiques sont abandonnées au hasard, mais qu’il n’y a ni dualité ni conflit entre l’élément naturel du hasard et l’élément humain de contrôle. « La technique artistique est discipline dans la spontanéité et spontanéité dans la discipline » (A. Watts). Quelques termes servent à évoquer la recherche zen de tout ce qui pourrait rapprocher l’homme de la nature pour lui permettre, par cet intermédiaire, de découvrir en lui-même son essence divine : sabi, la solitude, l’accomplissement des choses dans une spontanéité miraculeuse, la patine du temps qui donne l’aspect d’une matière naturelle non touchée par la main de l’homme ; wabi, la reconnaissance soudaine de la « naturalité » des choses très ordinaires, la simplicité, la pauvreté ; aware, la perception du caractère transitoire du monde et des moments sans but de la vie, la vraie forme du présent intemporel, thème constant de tous les arts zen. C’est pourquoi tous les aspects de cette culture ont plusieurs traits communs, tels que la simplicité (état non élaboré, moment de dépouillement complet), l’austérité (beauté intrinsèque de la chose devenue pure essence), le naturel (absence de contrainte, spontanéité), l’asymétrie (forme qu’expriment par exemple la ligne brisée, le caractère cursif, la déformation, l’inégalité).

Le zen est dans une grande mesure l’inspirateur d’un style de peinture à l’encre, car, si la peinture monochrome remonte traditionnellement aux grands maîtres chinois Wu Daozi (Wou Tao-tseu, v. 700 - v. 760) et Wang Wei (701-761), c’est sous la dynastie Song*, de la fin du xiie s. à la fin du xiiie, qu’elle se développe vraiment avec Xia Gui (Hia Kouei*), Ma Yuan*, Liang Kai (Leang K’ai), Muqi (Mou-k’i), Yan Hui (Yen Houei) et bien d’autres. Au Japon*, ce style de peinture à l’encre (sumi-e) connaîtra plus tard une exceptionnelle faveur, et Sesshū* en est à la fin du xve s. un des principaux maîtres. Les sujets traités sont souvent des paysages assez dépouillés, qui nous livrent la vie de la nature, des montagnes, de l’eau, des brumes, des roches, des arbres, d’un monde auquel l’homme appartient, mais qu’il ne domine pas. Le lavis permet une grande variété de nuances, et la maîtrise du pinceau donne l’illusion de la spontanéité du mouvement, qui saisit d’un seul coup la vérité, capte l’harmonie d’un ensemble et l’exprime d’un seul jet. La forme, étroitement harmonisée avec le vide, est d’autant plus semblable à elle-même qu’elle s’écarte de la géométrie et de la convention pour donner l’impression de cette vacuité d’où surgit soudain l’événement. Un cercle, par exemple, n’est pas seulement excentrique ; sa texture est pleine de vie avec ses éclaboussures et ses lacunes dues à l’encrage : il devient concret et naturel. Cette vie sans but, cette appréhension de l’instant intemporel, chaque paysage, chaque bambou dans le vent doit s’en faire l’écho. Les personnages historiques, les patriarches sont, eux, fréquemment représentés comme de pauvres fous abandonnés, d’aspect farouche, hurlant ou éclatant de rire à la vue de feuilles emportées par le vent, exemples même de la splendide absurdité de la vie zen.

Le sentiment d’un présent infiniment durable n’est nulle part plus intense que dans l’art du thé* (chanoyu). Le zen a exercé là une influence considérable, ainsi que sur tous les arts qui y sont impliqués : céramique, architecture, art des jardins, arrangement de fleurs, travail du bambou et des métaux, art du laque. Les bols utilisés sont volontairement d’aspect fruste, comme l’étaient les premiers bols chinois venus au Japon, du Fujian (Fou-kien) et du Henan (Ho-nan), aux épaisses couvertes sombres (temmoku).

Quant aux pavillons de thé, leur dépouillement total est bien celui des monastères et des ermitages chan, puis zen, et ils sont à l’origine de l’ensemble de l’architecture domestique japonaise. Dans le jardin zen, la main de l’homme ne fait que participer : elle n’impose pas sa volonté, elle ne modifie pas les formes naturelles, mais suit plutôt leur tendance non intentionnelle. Il s’agit de suggérer dans un espace réduit l’atmosphère de la montagne et de l’eau. L’incroyable simplicité du Ryōan-ji, à Kyōto*, illustre parfaitement cet art du bonseki, ou art de faire « pousser les rochers ». La même recherche préside à l’arrangement de fleurs (ikebana), qui vise moins à accorder un ensemble de couleurs qu’à mettre en valeur l’harmonie de quelques branches.

Ainsi, chacun des arts inspiré par le zen est une manifestation vivante de cette vision particulière du monde et met en évidence la raison pour laquelle le zen s’est toujours désigné lui-même comme une libération à l’égard du temps. Par-delà les siècles, sa doctrine a inspiré certains artistes jusqu’à notre époque, tant en Occident qu’au Japon, singulièrement — et avec plus ou moins de bonheur — dans le domaine de la peinture abstraite.

Mou-k’i

Moine-peintre chinois dont l’œuvre est — pour ce qu’on en connaît — exemplaire de l’inspiration chan, Muqi (Mou-k’i) travailla durant la première moitié du xiiie s. dans un monastère de la région de Hangzhou (Hang-tcheou), la capitale des Song du Sud. À peine cité en Chine et critiqué pour son anticonformisme, il fut reconnu comme un maître au Japon, où ses œuvres furent précieusement recueillies, d’abord par des bouddhistes zen, qui entretenaient des relations étroites avec la Chine. Paysages, bodhisattva, animaux, dragons signalant, selon la tradition, l’arrivée de la pluie et symbolisant le caractère illusoire de la vision, tous ces sujets se valent aux yeux du peintre. Ils sont synthétisés en signes plastiques dont l’intensité traduit cette illumination subite que recherchent les adeptes du chan, celle d’une essence divine immanente à toute chose. La même expérience mystique sous-tend ainsi le Coucher de soleil sur un village de pêcheurs, rouleau en longueur du musée Nezu à Tōkyō, le triptyque du Daitoku-ji de Kyōto — avec sa sereine Guanyin (Kouan-yin, avatar féminin d’Avalokiteśvara) qu’encadrent une grue, symbole de pureté, et une guenon et son petit, symbole de la sottise humaine, mais aussi de la tendresse et de l’humilité — ou les Six Kakis, également conservés au Daitoku-ji, d’une étonnante économie dans leur pouvoir de suggestion, subtilement différenciés dans leur équilibre magistral.

G. G.

M. M.

➙ Bouddhisme / Chine / Japon.

 G. L. Herrigel, Der Blumenweg. Bine Einführung in den Geist der japanischen Kunst des Blumensteckens (Munich, 1957 ; trad. fr. la Voie des fleurs. Le zen dans l’art japonais des compositions florales, Derain, Lyon, 1957).