Tasse (le) (suite)
Poème épique en vingt chants et en octaves, la Jérusalem, dédiée à Alphonse II d’Este, narre, lors de la première croisade, la lutte des chrétiens commandés par Goffredo di Buglione contre les troupes infidèles de Soliman et d’Argante. Les principaux épisodes narratifs qui se greffent sur ce thème central ont trait à l’amour du chrétien Tancrède pour la païenne Clorinde, à celui d’Herminie (Erminia) pour Tancrède et aux artifices par lesquels la magicienne Armide tente de séduire les preux catholiques avant de tomber vainement amoureuse de Rinaldo, qui finira par la convertir. L’éloge de la maison d’Este, dont Rinaldo est le fondateur mythique, fait souvent l’objet de somptueuses digressions, et des cohortes d’anges et de démons concourent à tout instant à des dénouements merveilleux. Si l’unité de ce poème foisonnant est surtout esthétique pour le lecteur moderne, elle ne pouvait être que technique et idéologique pour le Tasse ; celui-ci, en effet, se préoccupait avant tout de la conformité de son poème aux règles qu’il énonce dans ses Discorsi dell’arte poetica et ses Discorsi del poema eroico, qu’il s’agisse des règles engageant la finalité religieuse et la vraisemblance historique du poème héroïque lui-même ou de la casuistique, à la fois morale et rhétorique, réglant le choix des personnages, leur conduite, leurs cas de conscience et toutes les péripéties narratives (en particulier les batailles et les duels). Le lecteur moderne, au contraire, est particulièrement sensible à l’abstraction musicale, qui ne cesse d’annuler le savoir et la volonté d’édification du poème, qui confond dans la même immobilité surréelle le faste des cours, l’éclat des armes, l’immensité désertique ou la substance évanescente des paysages de la Jérusalem, où les figures d’errance et de désolation l’emportent singulièrement sur les signes d’ordre et de vérité qui prétendaient les conjurer.
Paradoxalement, l’autocensure qui, au nom d’une plus grande orthodoxie rhétorique et doctrinale, a conduit le Tasse de La Gerusalemme liberata à La Gerusalemme conquistata a fini par accentuer, à force de raideur, le caractère abnorme et inquiétant du poème, tandis que la virtuosité linguistique et musicale, portée à son comble, annonce le formalisme exaspéré de la poésie baroque. Les dernières œuvres poétiques du Tasse relèvent encore plus nettement d’une esthétique prébaroque, qu’il s’agisse de la lourde machinerie de Torrismondo, tragédie de l’inceste (entre frère et sœur) dans un sauvage décor nordique, ou de l’imagerie, aussi fastueuse que glacée, du Mondo creato.
La très vaste correspondance du Tasse et les vingt-six dialogues qui nous sont restés de lui mettent au jour les contradictions d’un homme d’autant plus attaché à l’ordre et à la loi (la poétique d’Aristote, les ordonnances de la Contre-Réforme, la cour, la monarchie, la papauté) qu’il avait douloureusement éprouvé la précarité de la condition et de la raison humaines.
J.-M. G.
G. Getto, Interpretazione del Tasso (Naples, 1951 ; 2e éd., 1967) ; Nel mondo della « Gerusalemme » (Florence, 1968). / U. Leo, Torquato Tasso. Studien zur Vorgeschichte des Secentismo (Berne, 1951). / L. Caretti, Ariosto e Tasso (Turin, 1961).