Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Tasse (le)

En ital. Torquato Tasso, poète italien (Sorrente 1544 - Rome 1595).


La folie du Tasse est aussi célèbre que sa Jérusalem délivrée. Le plus énigmatique de cette folie est qu’elle le fit désavouer son chef-d’œuvre à peine accompli, s’opposer à sa publication, puis passer le reste de sa vie à le censurer et à le mutiler : ce fut la Jérusalem conquise. Génial précurseur du baroque et du lyrisme informel contemporain, le Tasse fut aussi une victime exemplaire du terrorisme poétique et doctrinal instauré par la Contre-Réforme.

La mort de sa mère, alors qu’il a douze ans, marque douloureusement son enfance. Son père, Bernardo Tasso (1493-1569), est l’auteur du poème chevaleresque Amadigi (composé de 1543 à 1557, publié en 1559). Il s’occupe personnellement de l’éducation du jeune Torquato, qui le suit dans ses pérégrinations de poète courtisan à Urbino, à Venise, et à Padoue, où, en 1560, il entreprend des études de droit. Mais le jeune homme délaisse volontiers l’université pour les riches bibliothèques de la ville ; il recherche la compagnie d’illustres lettrés comme Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601) et Sperone Speroni (1500-1588), et il publie ses premiers sonnets dans des miscellanées (1561-62), tandis qu’il compose (1559-1561) le Libro primo del Gierusalemme, interrompu à la 116e octave, et publie le poème chevaleresque Rinaldo (1562), écrit en quelques mois. Il dédie également plusieurs poésies amoureuses à une suivante de la duchesse Eleonora d’Esté, Lucrezia Bendidio, alors âgée de quinze ans.

Son père étant passé, à Mantoue, au service des Gonzague, il suit à l’université de Bologne (1562-1564) son maître Carlo Sigonio (v. 1524-1584), dont il avait écouté avec admiration, à Padoue, les cours consacres à la Poétique d’Aristote. En 1564, il rencontre Laura Peperara, qui lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes d’amour. En 1565, il s’établit à Ferrare, au service du cardinal Louis d’Este. Ses fonctions lui laissent beaucoup de loisirs : il se rend fréquemment à Mantoue et à Padoue, où il publie un recueil de ses poésies consacrées à Lucrezia Bendidio ; il travaille surtout au poème qui deviendra La Gerusalemme liberata et définit préalablement son projet dans ses Discorsi dell’arte poetica e in particolare del poema eorico (1565-66). Au cours de l’hiver de 1570-71, il accompagne en France le cardinal d’Este et il n’est pas impossible qu’il ait alors rencontré Ronsard. Il entre en 1572 au service du duc Alphonse II d’Este, et c’est pour le divertissement de la cour qu’il versifie et met en scène la comédie pastorale d’Aminta (1573).

Au fur et à mesure qu’il les compose, il soumet les différents chants de La Gerusalemme (achevée en 1575) au jugement de ses amis, à Padoue, et de quelques lettrés influents, à Rome. Sa correspondance de ces années (rassemblée plus tard sous le titre de Lettere poetiche) atteste la vivacité des discussions, aussi bien littéraires que doctrinales, soulevées par son œuvre. Le Tasse est d’autant plus affecté par les critiques d’ordre religieux (exprimées avec une particulière intransigeance par Silvio Antoniano) qu’il est en proie, en 1575, à une violente crise de culpabilité, qui tournera bientôt à la manie. En juin 1575, il s’accuse lui-même d’hérésie auprès de l’inquisiteur de Bologne. Celui-ci aura beau tenter de le rassurer, il ne cessera plus, désormais, d’être dévoré de scrupules religieux. Souffrant également d’un délire de persécution, il s’abandonne à des gestes violents qui nécessiteront son internement : une première fois en juin 1577 dans le couvent ferrarais de San Francesco, d’où il s’échappera un mois plus tard pour s’en aller errer à travers l’Italie, jusqu’à Sorrente et Turin en passant par Rome, Mantoue, Padoue et Venise ; une seconde fois, toujours à Ferrare, à l’hôpital de Sant’Anna, où il resta enfermé de 1579 à 1586. Dans les pauses de ses atroces douleurs physiques et dans les intervalles de ses hallucinations, le Tasse retrouvait toute sa lucidité, entretenait une nombreuse correspondance, continuait à écrire des poèmes et des dialogues. Entre-temps commençaient à circuler plusieurs éditions pirates incomplètes et gravement fautives de La Gerusalemme (1579-80), et le Tasse se fera longtemps prier avant d’accorder pour la première fois son imprimatur aux deux éditions de 1581.

À sa libération, il séjourne d’abord à Mantoue, où il compose la tragédie Torrismondo (1587), puis, en dépit d’une santé chancelante, il passe ses dernières années en de perpétuels déplacements. On le retrouve successivement : en 1587 à Bergame, à Mantoue, à Rome ; en 1588-89 à Naples (où il écrit le premier chant du poème Monte Oliveto, demeuré inachevé) et à Rome ; en 1590 à Florence, à Rome et à Mantoue (où il publie le recueil de ses poésies amoureuses : Prima Parte de le Rime) ; en 1591 à Rome et à Naples ; en 1592-93 à Rome, où il publie La Gerusalemme conquistata : en 1594 à Naples pour un procès concernant l’héritage de sa mère. De retour à Rome, le Tasse publie les Discorsi del poema eroico et met au net son dernier poème (édité, posthume, en 1607), Le Sette Giornate del mondo creato. Cette ultime tâche accomplie, il se retire au début d’avril 1595 dans le couvent de Sant’Onofrio, sur le Janicule, dans l’attente sereine de la mort, qui survient le 25 du même mois.

L’ébauche juvénile de la Jérusalem, dont la matière correspond aux chants I, II et III du futur chef-d’œuvre, atteste surtout la sincérité et la précocité de la vocation épique du Tasse. Le thème des croisades, d’autre part, n’a rien de conventionnel : ce n’est qu’après la bataille de Lépante, en 1571, que l’islām cessera d’être un cauchemar pour l’Occident chrétien, et la sœur du Tasse, Cornelia, faillit être capturée lors du débarquement des Turcs à Salerne.

Si Rinaldo n’est guère qu’un exercice de style et reste extérieur au monde poétique du Tasse, l’Aminta, tout en respectant les conventions d’un divertissement de cour (personnages à clef, le genre lui-même de la fable pastorale, etc.), frappe encore le lecteur moderne par la hardiesse avec laquelle le poète chante le désir et le plaisir qui gouvernent ses héros. Le Tasse anticipe également tout le mélodrame des xviie et xviiie s., de Monteverdi à Métastase, par l’extrême raffinement musical qui distingue aussi bien Aminta que les quelque deux mille poésies (poésies amoureuses, courtisanes, religieuses et autobiographiques) qu’il composa tout au long de sa vie.