Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sutzkever ou Suzkever (Abraham) (suite)

Dans la poésie yiddish moderne, Sutzkever occupe une place capitale. C’est un poète intellectuel, mais qui, en même temps, introduit dans la poésie un nouvel ensemble d’images, un lexique nouveau qui composent une musicalité nouvelle, dynamique fondamentale de sa vision et de sa perception poétiques. Témoin de la vie du ghetto et des luttes des partisans, de la naissance de l’État d’Israël et des guerres menées pour son existence, l’œuvre de Sutzkever est portée par le nœud des tensions tragiques de son temps. Une série de visions fondamentales, toute une gamme de symboles réapparaissent dans son œuvre sous un aspect toujours différent : la Sibérie, Wilno, Jérusalem, les années d’enfance, les ghettos et les bois sont des centres autour desquels tourne sa création, non en rond mais en spirale. Sa poétique est à la fois une et pourtant constamment renouvelée. L’entrelacs des images auditives et visuelles, le rythme du vers qui sait associer naturel et surprise, l’expression qui relève à la fois de l’émotion et de l’art, tout cela se mêle dans l’œuvre de Sutzkever. Que son chant soit tragique, lyrique, contemplatif ou porteur de destin, sur lui plane toujours, selon l’expression de S. Bickel, « la bénédiction de la beauté » : là réside le secret de son influence esthétique et morale.

M. L.

Svevo (Italo)

Pseudonyme de Ettore Schmitz, romancier italien (Trieste 1861 - Motta di Livenza 1928).


On s’est beaucoup interrogé sur le « cas Svevo » : après avoir souffert toute sa vie — jusqu’à douter de sa vocation littéraire — du silence qui accueillit son œuvre, le romancier triestin fut découvert in extremis par Joyce, lancé à Paris par Valéry Larbaud et Benjamin Crémieux, et du jour au lendemain célèbre en Europe bien avant d’avoir un public en Italie. La situation marginale de Trieste (qui dépendait alors de l’Autriche) par rapport au reste de l’Italie contribua doublement à isoler Svevo de la société littéraire de son temps : d’une part, en le coupant de l’actualité sur laquelle cette société fondait ses valeurs et, d’autre part, en l’initiant à quelques-unes des expériences de pointe de la culture européenne, ne serait-ce que Freud et Joyce, que la plupart de ses confrères italiens ignoreraient encore longtemps, certains même jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En outre, le polylinguisme de Svevo (le dialecte triestin, l’italien, l’allemand, qui fut la langue de ses études, le français, celle de ses lectures, et plus tard l’anglais, celle de son activité commerciale) ne le prédisposait guère à l’académisme du bel écrire qui alors, en Italie, tenait trop souvent lieu d’esthétique. Et les détracteurs de Svevo ne se privèrent pas de reprocher à ses admirateurs étrangers de connaître aussi mal l’italien que Svevo lui-même, qui avait d’ailleurs conscience de cette lacune qu’il regretta longtemps de ne pouvoir combler par un séjour en Toscane avant que la lecture de Freud lui révélât tout le parti qu’il pouvait en tirer. Enfin, l’esthétique naturaliste des premiers romans de Svevo, parus en pleine vogue symboliste, put sembler à beaucoup fruste et dépassée.

Autant qu’à sa double origine ethnique (père juif allemand et mère italienne), le pseudonyme de Svevo fait allusion à sa double formation linguistique et intellectuelle d’Italo-Allemand. Issu d’une riche famille commerçante de la bourgeoisie israélite triestine, Svevo, comme ses frères Adolfo et Elio, est en effet envoyé faire des études commerciales en Allemagne, dans le collège de Segnitz, près de Würzburg. Il se découvre dès ce moment-là une vocation littéraire et théâtrale, qu’encourage son frère Elio. Rentré à Trieste à l’âge de dix-sept ans, il accepte néanmoins d’entreprendre la carrière commerciale à laquelle le destine son père, sans abandonner pour autant la lecture (classiques italiens, roman russe et français de la fin du xixe s., Schopenhauer), et il écrit sa première pièce de théâtre, restée inachevée : Ariosto governatore.

La faillite de son père, en 1880, l’oblige à interrompre ses études et à entrer comme employé dans la succursale triestine de la banque Union de Vienne, où il travaille jusqu’en 1899. La grise expérience de ces longues années de banque est minutieusement transcrite dans son premier roman, Une vie (Una vita, 1892), publié à compte d’auteur. L’accueil glacial fait à son livre l’ébranlé profondément. Il interrompt sa collaboration au quotidien triestin L’Indipendente, qui avait accueilli ses premiers articles de critique littéraire, musicale et théâtrale (Svevo, pendant la même période, travaillait aussi à la rédaction du Piccolo, où il dépouillait, de nuit, la presse étrangère). Il accepte, en 1893, en plus de son travail à la banque, un enseignement de correspondance commerciale en français et en allemand auprès de l’Institut Revoltella, où il a été élevé. Quelques mois après la mort de sa mère (1895), il se fiance avec Livia Veneziani, fille unique d’un riche industriel en vernis sous-marins, et l’épouse en 1896. L’aisance matérielle lui redonne le loisir et le goût d’écrire. Mais son second roman, Sénilité (Senilità, 1898), est encore plus mal accueilli que le précédent. Renonçant apparemment à la littérature (renonçant en tout cas à publier), Svevo consacre à l’étude du violon le temps que lui laisse la conduite des affaires de son beau-père, pour le compte duquel il effectue de fréquents voyages à l’étranger, surtout en Allemagne et en Angleterre. Il prend des leçons pour perfectionner son anglais. Il a pour professeur James Joyce*, qui réside à Trieste de 1904 à 1915 et y écrit Ulysse. Le personnage de Bloom (dans Ulysse) présente de nombreuses analogies avec Italo Svevo, et la délicieuse Livia Veneziani Svevo deviendra Anna Livia Plurabelle dans Finnegans Wake. Joyce surtout, après avoir lu et aimé ses deux premiers romans (en particulier Senilità), encouragea vivement Svevo à poursuivre son œuvre. Celui-ci, fût-ce par intermittences et en secret, n’avait, en fait, jamais cessé d’écrire des pièces de théâtre, des nouvelles, des projets de romans et un journal. La lecture de Freud enfin, dont il découvrit les œuvres dans les années 1908-1912 et dont il traduisit en 1918 la Science des rêves, l’engagea sur la voie de l’introspection analytique et fut ainsi décisive dans la genèse de son chef-d’œuvre, la Conscience de Zeno (La Coscienza di Zeno, 1923). Joyce, alors à Paris, parle du roman à Valéry Larbaud et à Benjamin Crémieux, qui décident de consacrer à Svevo un numéro spécial de la revue le Navire d’argent (1926), et Zeno est traduit en français dès 1928. Du côté italien, le premier article critique important est dû à Eugenio Montale, qui avait entendu parler de Svevo par le Triestin Roberto Bazlen. Avant de mourir, en 1928, dans un accident de voiture, Svevo avait projeté un nouveau roman, Le Memorie del vegliardo, qui aurait dû être la suite de Zeno. Ses nouvelles, ses essais et son théâtre ont été rassemblés après sa mort : le Bon Vieux et la belle enfant (La Novella del buon vecchio e della bella fanciulla e altri scritti, 1929), Corto viaggio sentimentale e altri racconti inediti (1949), Saggi e pagine sparse (1954), Commedie (1960) ; ainsi que son journal de 1896 (l’année de ses fiançailles) : Diario per la fidanzata (1962), et sa correspondance : Epistolario (1967), où sont particulièrement nombreuses et intéressantes les lettres à sa femme. Si l’éditeur ne s’y était pas opposé, Svevo aurait voulu intituler son premier roman « Un inetto » (un incapable, un raté). Et, en un certain sens, tous les héros de Svevo sont à la fois des médiocres et des victimes. Mais, alors que dans Una vita l’échec social et amoureux conduit Alfonso Nitti au suicide, dans Senilità il est assumé par Emilio Brentani avec une délectation masochiste, et, dans La Coscienza di Zeno, Zeno Cosini découvre avec une stupeur amusée tous les avantages qu’il peut y avoir à être un « homme sans qualités ». La même évolution se retrouve à travers les rapports que, dans chacun des romans, le héros entretient avec le personnage qui est en quelque sorte son double inversé : en se suicidant, Alfonso Nitti retourne contre lui-même la haine qu’il porte au frère de son inaccessible fiancée ; pour se prémunir contre les infidélités de la volage Angiolina, Emilio Brentani ne trouve rien de mieux que de la présenter à son meilleur ami, avec qui elle s’empressera de le tromper ; tandis qu’un savoureux lapsus entraîne Zeno derrière un corbillard qui n’est pas celui de son beau-père Guido, lequel se tue par inadvertance après deux feintes tentatives de suicide.

Una vita raconte, non sans longueurs, la passion malheureuse d’un employé de banque pour la fille de son directeur. Le titre rappelle Maupassant, qui était alors, avec Flaubert, Daudet et Zola, un des auteurs préférés de Svevo.