Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

stratification sociale (suite)

• L’évaluation implique que chacun des statuts soit assigné à une place définie sur une échelle de valeurs. Elle s’opère par des jugements de valeur qui s’expriment en termes de prestige impliquant respect et déférence. Le prestige se nuance parfois, d’une part, en popularité, lorsqu’une personne de statut pas nécessairement élevé jouit d’une considérable notoriété, et, d’autre part, en prédilection : j’aimerais ressembler à, m’associer à, être l’ami de telle personne considérée comme mon égale ou comme supérieure.

Si les motivations à accomplir certains rôles sociaux que donne une société à ses membres en leur attribuant un statut se fondent sur le prestige respectif de chaque position dans la société, la détermination de ce prestige ne manque pas d’être ambiguë, puisque l’on peut considérer : 1o le prestige de la position dans l’opinion du chercheur ; 2o le prestige qu’un individu attribue à sa propre position ; 3o le prestige qu’un individu attribue à la position des autres ; 4o le prestige d’une position, accepté unanimement par la société. Pour avoir souvent confondu ces divers aspects et les avoir combinés avec des indices objectifs tels que revenu, profession, éducation, la théorie de William Lloyd Warner, qui assimile indûment le système des classes à celui des statuts sociaux et accorde la priorité à l’étude empirique, a souvent été dénoncé comme insuffisamment élaboré théoriquement.

Si nous nous penchons sur le statut social, ou position qu’une personne possède dans la structure d’un groupe, plusieurs ambiguïtés doivent aussi être levées, portant sur l’origine même du statut, sur l’appréciation de ses composantes et sur sa signification sociale. Le prestige dérive donc d’une multiplicité de composantes, dont l’ordre d’importance varie à la fois selon les sociétés et selon la strate appréciatrice.


Les critères de différenciation des strates

Si le prestige est le « mètre » du classement des statuts dans une société donnée, il dépend lui-même de variables, ou attributs statutaires, sur le choix et l’importance desquelles les avis divergent. Ainsi, C. Wright Mills retient comme critères primordiaux d’une différenciation de classe : 1o la position dans le système de production et l’emploi ; 2o le rapport à la propriété et la répartition des richesses ; 3o la relation au pouvoir politique ; 4o la position en matière de statut et de prestige. Melvin Marvin Tumin classe, lui, en trois catégories les attributs statutaires : 1o la propriété, c’est-à-dire les droits et les responsabilités sur les biens et les services ; 2o le pouvoir, ou la capacité d’atteindre ces objectifs même à l’encontre d’une éventuelle opposition ; 3o la gratification psychologique, c’est-à-dire toute ressource ou réaction non matérielle émanant des autres et procurant de la satisfaction, du bien-être ou du plaisir. D’autres retiendront de préférence la richesse, la profession et le savoir.

De telles variables doivent être analysées en unités élémentaires pour servir d’instruments sinon de quantification, du moins d’appréciation qualitative. La détermination des critères élémentaires se complique par la relative dépendance des variables entre elles. Même appliquée aux sociétés industrielles, au lieu de retrouver les classes définies qu’avait postulées le marxisme, la sociologie n’a guère donné son accord qu’à des critères de discrimination comme le travail, le revenu, le prestige, le mode d’existence et de consommation (ethos, connubium, convivium, commercium, habitat, voiture, relations sociales, etc.), dont les recoupements difficiles embrouillent plutôt qu’ils n’éclairent les prétendues similitudes entre conditions individuelles et les distinctions entre groupes conscients de leur unité et de leur opposition aux autres.

Pour l’instant, la littérature sociologique sur la stratification n’a pas encore tranché de nombreuses questions concernant les critères de stratification, notamment :
1. la pondération des critères quantitatifs, représentables par des gradations ou des courbes (nombre d’années d’études, volume du revenu), et des critères qualitatifs, tels la possession ou la non-possession de certains biens, le genre de travail (manuel ou intellectuel), l’accomplissement de fonctions directrices ou subalternes, la position de certaines minorités raciales ou ethniques dans quelques sociétés ;
2. l’établissement des critères essentiels et des critères secondaires, valables pour une certaine société, selon leur valeur relative dans les schémas des différents chercheurs ;
3. la délimitation de l’univers social, dans lequel est valable un système d’indices ; l’anthropologue Walter Goldschmidt critique ainsi la non-application du schéma de W. L. Warner à des cas plus généraux, et T. H. Marshall distingue à l’intérieur même d’une société-nation le secteur rural et le secteur urbain, dans lesquels diffèrent les critères de différenciation sociale ;
4. le degré de correspondance entre statuts de prestige et hiérarchies établies selon des critères différents.


Théories de la stratification


De Platon à Marx

Certes, le problème des inégalités vues dans une perspective morale et celui de la hiérarchie des groupes sociaux proposée comme idéal politique ont fait l’objet de bien des discours philosophiques depuis la République de Platon* jusqu’au Manifeste du parti communiste de Karl Marx*. Aristote se préoccupe des conséquences des inégalités de naissance, de pouvoir et de richesse sur le maintien d’un gouvernement équitable ; Machiavel* s’interroge sur la personnalité du Prince et la meilleure forme de gouvernement ; avec Thomas Hobbes* et John Locke*, la philosophie réformiste du xviiie s. se penche sur le problème des privilèges et propose une société égalitaire, où hiérarchies et lois ne correspondraient qu’aux vœux communs des gouvernés. Au début du xixe s., alors que la jeune République nord-américaine commence à manifester aux yeux de Tocqueville* ses ressources de croissance, les révolutions populaires font crouler les gouvernements aristocratiques d’Europe et les progrès de l’industrialisation attisent les conflits de classes fondés sur le pouvoir et l’avoir.