Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Shaw (George Bernard) (suite)

« J’aime partir en guerre contre les gens installés ; les attaquer ; les secouer ; tâter leur courage. Abattre leurs châteaux de sable pour leur en faire construire en pierres [...]. Un homme ne vous dit jamais rien jusqu’à ce que vous le contredisiez [...] »

La vérité acquise, les tabous, le confort intellectuel et moral, Shaw ne prise guère cela. The Man of Destiny, Saint Joan ou Caesar and Cleopatra moquent le nationalisme anglais, et, quand W. Yeats* lui demande une pièce « patriotique » pour l’Irish Literary Theatre, Shaw donne John Bull’s Other Island, tentative de démystification du romantisme de l’Irlande. Il choque, se déclarant volontiers partisan de l’élimination des gens pour que la terre devienne plus vivable. Il sympathise avec l’Allemagne de la Première Guerre mondiale (Common Sense about the War), mais s’en prend aux politiciens et aux dictateurs qui troublent la paix (Geneva). Ennemi de la « bardolatry », il sape même les bases de ce monument sacré et intouchable de la littérature anglaise, « Shakspere », comme il le nomme. Et, pour graver un dernier trait à son image de marque, il lègue le plus gros de son énorme fortune à une œuvre chimérique, qui recherche un « Proposed British Alphabet », pour tous les pays de langue anglaise, en au moins quarante lettres.

À cet anticonformiste viscéral, le combat politique, qui « fait autant partie de la vie que le jeu ou la poésie », s’impose naturellement — comme le théâtre d’idées —, et l’économiste américain Henry George (1839-1897) révèle à Shaw une nouvelle dimension sociale avec Progress and Poverty (1879). Il lit le Capital de Marx, mais se détourne vite de la Social Democratic Federation de H. M. Hyndman (1842-1921), qu’il accuse « d’une incurable confusion de pensée ». « Le socialisme, s’il s’établit un jour, le devra à toute la classe ouvrière du pays et pas à une fédération ou société de quelque nature qu’on l’imagine. » À ses yeux, la toute récente Fabian Society, à laquelle il s’affilie en 1884, œuvre dans ce sens. Shaw en devient donc, avec l’économiste Sidney Webb, l’un des piliers et aide à fonder le British Labour Party en 1906 (v. fabiens). Il défend ses convictions non seulement dans les Fabian Essays in Socialism (1889) ou dans des tracts comme « The Impossibilités of Anarchism », « Tract 45 », mais aussi sur la scène, tribune irremplaçable. Son premier groupe de pièces, au titre éloquent, Plays Pleasant and Unpleasant, vise, selon la Préface, à « utiliser la force dramatique pour contraindre le spectateur à regarder en face des faits déplaisants ». Dès Widowers’ Houses, Shaw dénude la bourgeoisie. Il lui apprend que, si l’argent gagné en louant des taudis ou en exploitant de pauvres filles dans des maisons closes (Mrs. Warren’s Profession, longtemps interdite) peut servir à faire une demoiselle, on ne saurait se montrer trop hypocrite en refusant de l’utiliser à des fins humanitaires. La misère demeure le seul vrai péché à combattre, et ce thème, illustré par Major Barbara, pièce brillante, lui permet de décocher quelques traits acérés en direction d’une très digne et respectée institution anglaise à travers le conflit qui oppose Undershaft, riche marchand d’armes, à l’intransigeante, mais quelque peu irréaliste Barbara, sa fille, « Major » de l’Armée du salut. Les pièces dites « plaisantes » battent en brèche les valeurs les mieux assurées au regard d’une certaine société : le culte du patriotisme, le héros guerrier, tel Bluntschli dans Arms and the Man, qui lance Shaw vers le succès, ou le héros romantique tel le poète Marchbanks dans Candida.

D’ailleurs, Shaw se plaît à représenter les héros sans l’aura dont les pare l’histoire : Napoléon dans The Man of Destiny ou César dans Caesar and Cleopatra. Il n’oublie pas non plus les médecins, cible classique de la comédie, notamment dans The Doctor’s Dilemma, mais sa satire s’étend à l’aspect social, impliquant un contrôle de la médecine pour la rendre moins chère et plus sérieuse.

Quant à l’Amour, il l’écrit « amour », plutôt fonction biologique ou lutte des sexes (The Philanderer ; You never can tell...) que sentiment poétique, avec l’un ou l’autre des partenaires — ou les deux — insatisfait, en guise du « happy ending » traditionnel.

Pêle-mêle, ainsi, il dénonce petits défauts et grandes plaies. Il voudrait une structure sociale et politique plus juste, et aussi que se réforme la mentalité satisfaite de soi que chacun porte en lui. L’esprit irrésistible de Shaw masque souvent la gravité de sa satire sociale (The Millionairess ou le célèbre Pygmalion). Il n’en fustige pas moins une bourgeoisie enfermée dans l’ouate confortable d’une situation bien assise et de pensées futiles, comme dans Heartbreak House, imprégnée de Tchekhov. Si l’on en croit son œuvre en général et The Adventures of a Black Girl in Her Search for God en particulier, sa position à l’égard de l’homme, de son pourquoi et surtout de son comment, pourrait se définir par « aide-toi, le ciel t’aidera ». Mais, s’il ne recherche pas l’aide de la religion, assez paradoxalement, Shaw ne l’agresse pas (Androcles and the Lion), et Saint Joan, tenu pour son chef-d’œuvre, un immense succès public, reste l’une de ses meilleures réussites par l’inoubliable portrait plein de sincérité et d’authenticité qu’il brosse d’une sainte selon son cœur. Au centre de la philosophie de Shaw s’inscrivent les mots clefs « Évolution créatrice » et « Life Force », le second désignant finalement Dieu, la Force de vie qui règle le progrès, la lente ascension de la nature vers son but de pensée pure et qui passe par le surhomme (In Good King Charles’s Golden Days). Cette Force de vie se manifeste dans la femme possédée par l’instinct de procréation. On la voit en action en particulier dans Man and Superman, tandis que Back to Methuselah illustre le thème de l’évolution créatrice, la préoccupation du devenir de l’espèce, que traduit le souci des deux sages orientaux de l’amélioration de l’espèce humaine dans The Simpleton of the Unexpected Isles.