Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Roussel (Albert) (suite)

Le rythme, tantôt fluide, tantôt persistant, donne à la musique de Roussel une puissance émotive aussi bien dans la musique symphonique que dans la musique de chambre. L’œuvre de Roussel possède souvent une thématique ample et sinueuse dans les mouvements lents et, en revanche, des contours anguleux dans les mouvements vifs. La musique de Roussel ne se réfère pas constamment aux lois des traités, mais obéit à des lois pressenties. La conception de la basse varie d’une œuvre à l’autre. Très souple, la basse roussélienne, avec le jeu des ornements ou des notes de passage, donne volontairement un climat d’indécision. On a dit avec raison que Roussel avait le génie de la fugue. Il suffit, pour s’en persuader, de se référer par exemple à la fugue de la symphonie en sol mineur (second mouvement) ou au final du Quatuor à cordes.

Roussel a touché à tous les genres ou presque. Son œuvre orchestrale, de grande envergure, est peut-être celle qui a conquis le plus les foules. Son orchestration est toujours juste et d’une portée directe. Son orchestre (symphonies, ballets) est souvent important : bois par trois, douze cuivres, batterie fournie et quintette à cordes. Les instruments, malgré la complexité d’écriture, conservent leur individualité. Cependant, lorsque Roussel a utilisé un orchestre plus réduit (le Festin de l’araignée) ou un orchestre de chambre (Sinfonietta), il s’accommode parfaitement d’un effectif restreint. Pour la musique de chambre, il a su, et avec quel bonheur, manier de multiples combinaisons instrumentales (sextuor avec piano, quintette avec harpe, quatuor, quatre sortes de trios, duo pour basson et contrebasse, différents duos, dont un pour pipeau et piano). Dans le domaine de l’instrument soliste, à côté d’une page admirable pour harpe — un Impromptu où Roussel évite tous les poncifs du genre —, d’une pièce pour guitare et d’un Prélude et fughetta pour orgue, l’œuvre de piano constitue un ensemble, dont une grande partie date d’avant 1914. Alfred Cortot, dans la Musique française de piano, a consacré des pages significatives à Roussel. Il a noté que « la production de Roussel était une des plus personnelles de ce temps » et « qu’elle dénote cette particularité constante et quelque peu paradoxale de paraître compliquée à la lecture et limpide à l’audition ». Quant au Concerto pour piano et orchestre (1927), la partie réservée au soliste, rythmique et percutante, n’a pas le rôle habituel que recherchent les virtuoses. Dans le Concertino pour violoncelle et orchestre, le côté élégiaque et sentimental du violoncelle fait place à des accents hardis et presque guerriers.

Roussel a manié les voix avec un art consommé aussi bien en masse chorale avec orchestre qu’a cappella. La voix seule dans ses mélodies ou ses ouvrages lyriques conserve aussi un rôle privilégié. Trente-six mélodies de 1903 à 1935 pour chant et piano, la Menace avec orchestre et Deux Poèmes de Ronsard pour chant et flûte laissent apparaître souvent Roussel comme un maître de l’intimité. L’élégance de la courbe sonore soutenue par un rythme fugace dans le Bachelier de Salamanque (1919) montre également toute l’ironie du musicien, qui s’était laissé tenter par l’opéra bouffe.

Les instruments à vent ont une place prépondérante dans les œuvres orchestrales, comme les symphonies, la Suite en « fa » ou les ballets. La flûte — comme chez Debussy et Ravel* — semble un instrument de prédilection, mais Roussel fait chanter aussi les cuivres ouverts ou bouchés avec lyrisme et parfois avec violence. Il a même laissé plusieurs œuvres pour cuivres ou pour musiques militaires (A Glorious Day). Y compris dans des pages de circonstance, comme la courte Fanfare pour un sacre païen, il demeure lui-même. Jamais vulgaire, sa musique est, par endroits, teintée d’un humour narquois.

Il existe sans aucun doute une parenté entre la musique de Roussel et celle de ses contemporains français ou étrangers. Malgré un goût très précoce pour la musique, Roussel n’a pas été un enfant prodige, et sa vocation s’est affirmée tardivement (cas rare dans l’histoire de la musique française). En 1898, Roussel a vingt-neuf ans et écrit les premières œuvres qu’il jugera utile de conserver. Paul Dukas*, qui n’est que de quatre ans son aîné, a déjà donné son fameux Apprenti sorcier, scherzo symphonique témoignant d’une grande maîtrise (1897), et Florent Schmitt*, né en 1870, écrira en 1904 son génial Psaume. Roussel, lui, ne s’affirmera que beaucoup plus tard, mais, à l’inverse de plusieurs musiciens auxquels il est souvent comparé, les dernières années de sa vie seront d’une fécondité surprenante et presque magique. Ce serait commettre une erreur que de taxer Roussel d’amateurisme, même si son œuvre est mal comprise. Plus on étudie celle-ci, plus la qualité de l’ensemble de la production de Roussel, d’une variété étonnante, s’éclaire. On en mesure l’originalité. Si Roussel a peu d’attrait pour les ambiances floues et diffuses, et s’il a utilisé les modes orientaux, il a été un novateur qui n’a jamais rompu avec le passé. Ceux qui l’ont approché rapportent que, chaque matin avant de se mettre à l’écriture, il jouait au piano Bach et Chopin. Roussel avait conservé le goût des mathématiques et aussi celui de l’équilibre, qui est toujours présent dans son œuvre. Il a chanté la nature dès ses premières partitions d’orchestre (Évocations, Poème de la forêt, Pour une fête de printemps) et, cependant, lui qui hésita entre la marine et la musique, il n’a laissé aucune page directement inspirée par la mer. Les dernières œuvres portent une marque personnelle indéniable. Dès 1922, Roland-Manuel s’exprimait ainsi à propos de critiques formulées à l’égard du musicien : « Roussel est sans doute le musicien de notre époque qui soit parvenu à écrire d’admirable musique sans basses, de la musique qui se serve moins de ses pieds que de ses ailes, n’ayant rien en soi qui pèse ou qui pose. » La force et l’élan sont aussi la marque d’un musicien authentique, un des plus originaux, dont l’influence a été marquante de son vivant et immédiatement après sa disparition. Sensible, mélodiste inspiré, orchestrateur de génie souvent habité par la danse, Albert Roussel laisse un message de haute portée, même si les tendances de la musique actuelle semblent prendre d’autres directions. En tout cas, il demeure un des musiciens les plus droits de l’histoire et une figure parmi les plus nobles de la musique française.