Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

romancero (le) (suite)

Le début du xvie s. voit fleurir d’autres types de romances ; car le genre se répand dans les classes moyennes, notamment chez les commis de l’État et chez les soldats de Lombardie. De très longs romances empruntent leurs thèmes aux épopées carolingiennes décadentes d’Italie (Reali di Francia). D’autres renvoient au répertoire européen de fables et de personnages médiévaux : le cycle d’Arthur, l’Amadis de Gaule, les romans « antiques », les histoires frelatées de Rome ou de Grèce. Mais la grande nouveauté, c’est la réapparition des légendes épiques castillanes sous une forme fragmentaire. Partout où ils le peuvent, dans les chroniques comme dans les vestiges des chansons de geste, les poètes cherchent des héros, des modèles dont la conduite puisse servir de justification aux aspirations, aux ambitions de pouvoir [les classes nouvelles, d’humble origine, qui font l’armature du royaume. On chante le vassal plein d’initiatives et, au besoin, rebelle, le cadet déshérité qui sut faire son chemin, le bâtard méritant face au fils légitime, qui est un vaurien, le mariage du pauvre écuyer avec la fille du chevalier et celui du chevalier intrépide avec l’infante fille de roi ; on s’indigne des abus et des injustices des puissants ; on n’épargne pas le roi don Pedro, arbitraire et cruel ; on célèbre la chute des flatteurs, des favoris et des mauvais conseillers ; on exalte le Castillan, petit infançon ; on dénigre le Léonais, grand aristocrate. Des cycles se créent autour des figures hautement significatives, dans le présent plus encore que dans le passé, du Cid et du comte Fernán González.

Un nouveau thème historieo-légendaire apparaît avec la guerre civile de 1520-1522, qui éclate entre la noblesse, le clergé et les communes, d’une part, et d’autre part la grande aristocratie ralliée à Charles Quint et à ses barons flamands et francs-comtois (que l’on dit « francos », français). Le romance devient l’instrument de la revendication nationale. Le héros légendaire Bernardo del Carpio, qui vainquit Roland et l’empereur à Ronceveaux en 778, rassemble la communauté espagnole xénophobe autour de sa glorieuse image et lui montre la bonne voie. Les feuilles imprimées de romances entretiennent longtemps un climat de fronde. Puis, quand tout espoir est perdu, cette littérature passe au service de la politique impériale. C’est ainsi que le Cid y insulte le pape et nargue le roi de France, comme pour faire écho à la politique de l’empereur à l’égard de la papauté et de François Ier. Mais qui, en 1547, comprend tout cela à Anvers ? Le romance perd alors ses liens avec la conjoncture politique et sociale. Il devient l’objet du traitement esthétique des correcteurs d’imprimerie, toujours des lettrés, souvent des poètes, soucieux d’atteindre un vaste public. On coupe, on taille, on abrège, on ménage des effets, on donne à la forme de l’unité et au contenu de la cohérence : bref, on ramène à la raison littéraire les versions négligées des feuilles d’imprimerie et les variantes disparates recueillies de la bouche des vieillards.


Une morale rêvée

Un grand pas est franchi : désormais, le lecteur (ou l’auditeur) a tout loisir pour investir les textes de son expérience personnelle, de ses propres souvenirs et de ses aspirations individuelles, puisqu’il est ainsi détaché de son milieu et dégagé de sa classe. Tout comme le livre de chevalerie ou la bergerie, le romance le guide dans son comportement ; il lui offre un réseau de valeurs absolues, pierres de touche qui lui permettent de se juger et de juger les autres. Une morale rêvée, idéale s’en dégage, qui déteint sur les mœurs et altère les coutumes ; car elle est assez souple pour canaliser les pulsions antisociales. Derrière et en filigrane se profile une nouvelle vision du monde et de l’homme dans le monde.

Aussi bien, le réseau verbal en porte témoignage. Temps et espace jouent un rôle nouveau. C’est ainsi que le présent de narration et le présent du dialogue sont constamment référés à un prétérit qui mêle tous les passés en un seul, défini et comme définitif. Ce qui fut se réalise dans le présent, et ce qui est présent le fut aussi jadis. L’imparfait va jusqu’à exprimer le présent de la mémoire tournée vers le passé durable. Celte réduction de tous les temps à l’instant vécu par le lecteur se manifeste encore dans le constant recours au présent conjugué avec un participe passé (ce qui donne de longues laisses en -ado et en -ido) et dans les futurs périphrastiques, faits aussi d’un présent et d’un infinitif, qui se prêtent à l’expression de la prophétie. L’archaïsme enracine plus encore le présent fragile dans un passé unique et immuable.

Les circonstances spatiales sont pareillement brouillées afin de faciliter l’insertion du lecteur dans la fable. Paris voisine avec le Douro ; la Hongrie, la Lombardie, la Grenade d’antan sont des lieux imaginaires sans consistance, comme il en existe dans les rêves.


De tout un peu

On a beaucoup parlé des origines du romance. Deux écoles s’affrontent ou cherchent un difficile compromis. Le traditionalisme de Menéndez Pidal retrace à travers les siècles les transformations des thèmes et des formes narratives. Il accorde une attention privilégiée aux poèmes épico-nationaux et aux poèmes romanesques traditionnels. Il attribue sinon la création, du moins l’élaboration du vieux romancero à l’ensemble de ceux qui le diffusèrent à travers les âges par la voie orale. L’autre école, qui va de Croce à L. Spitzer, de K. Vossler à S. G. Morley, insiste sur le caractère lyrique des premiers romances connus, où elle retrouve les thèmes de la poésie courtoise du xve s. Elle voit dans l’unique poète un créateur sûr de son métier, au point de suggérer son inexistence : il feint de n’être pour rien dans le poème. Selon Vossler les vieux romances sont des ruines artificielles et non pas des édifices délabrés. Quant au peuple ignorant, il déformerait et abîmerait ce qui jadis fut parfait, achevé.