Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

Ainsi constitué, le personnage principal n’est autre que l’homme problématique discerné par G. Lukács dans les grands romans européens. Il a à charge de dévoiler et de vivre les contradictions qu’implique la bonne conscience (c’est-à-dire la mauvaise foi) de la classe sociale (et de ses différents niveaux) à laquelle il appartient. Car ce personnage central est le seul à savoir (Raskolnikov, Rastignac, Julien Sorel) ou à sentir (Emma Bovary) que cet ensemble social engendre des conflits dont ses membres s’accommodent cependant, en pliant les « valeurs » (Dieu, l’amour, la justice) aux nécessités du profit, au désir de puissance matérielle ou simplement de promotion sociale.

Mais ces personnages problématiques n’ont pas tous la lucidité de Rastignac ou de Vautrin. S’ils perçoivent la nature conflictuelle de leur milieu social, ils n’ont point pour autant conscience de l’incompatibilité radicale entre le monde des valeurs et le monde concret. Ils croient — ou veulent — pouvoir rester des individus sociaux et, en même temps, connaître un amour authentique, servir un idéal. Tels sont Don Quichotte, Saint-Preux, Wilhelm Meister, Emma Bovary, Anna Karénine, le prince André. De tous les héros de roman, Julien Sorel est sans doute celui qui, par excès de lucidité, se trompe le plus profondément sur le monde et sur soi. En premier lieu, Julien Sorel s’illusionnait en pensant que l’ambition et ses stratégies pouvaient lui permettre de gravir tous les degrés sociaux. Or, Julien n’est pas, comme Rastignac, de bonne naissance. Il suffit qu’une petite noble provinciale dénonce son « immoralité » pour que sa réussite soit compromise. Ici apparaît la plus profonde illusion de Sorel. En cherchant à tuer Mme de Rênal, il donne la preuve que depuis toujours il était fait pour la passion et l’idéalisme, qu’au fond il méprisait le monde et les tactiques nécessaires pour parvenir.

Pendant des siècles, le problème de la non-conscience sociologique a préoccupé les romanciers. Même les figures du roman naturaliste n’admettent pas d’être ce qu’ils sont (des êtres sociaux) et croient avoir droit à la justice et au bonheur. Or, c’est de cette non-conscience que le romancier déduit (ou plutôt induit) sa connaissance de la nature et de la valeur d’une société globale. La pensée de l’écrivain se situe au-dessus de celle du héros, et elle est plus large, mais cette conscience narratrice demeure proportionnelle à celle de la conscience narrée : l’une et l’autre sont unies par un rapport cohérent qui permet au romancier de traduire avec réalisme le sens d’une société. Mais cette traduction dépend d’une idée. Rousseau rapporte l’état actuel (et conflictuel) d’une société à la notion de contrat social, elle-même rattachée à une philosophie progressiste. Balzac, avec un réalisme radical, réfère les illusions du cousin Pons, d’Eugénie Grandet, de Rubempré, mais aussi la lucidité de Rastignac, à la notion de déterminisme. Il en va de même pour le christianisme de Dostoïevski et l’humanisme déiste de Tolstoï.

Ainsi, les romanciers peuvent-ils établir des modèles socio-affectifs à la fois réels et abstraits, bien existants et toutefois idéaux, et qui fixent les traits majeurs d’une civilisation à telle étape de son devenir. En dépit (et en raison même) de ses contradictions, de ses égarements, de ses drames de conscience ou affectifs, le personnage forme un alliage d’aventures et de valeurs qui permet aux lecteurs d’aujourd’hui et de demain de se comparer à lui. Certains héros de roman transcendent l’histoire, passent les frontières de leur propre langage culturel, idéologique, affectif. La cohérence de ces personnages comme leur ambiguïté s’offrent à l’interprétation de personnes ayant peu de traits communs avec eux, mais pour qui l’essentiel est de disposer d’un modèle, d’un exemple où sont fixés des modes de pensée, de sensibilité, d’action. Selon leurs problèmes personnels, mais surtout selon les problèmes particuliers à leur époque, les lecteurs adaptent et adoptent des figures romanesques lointaines ou récentes, Raskolnikov ou le docteur Jivago, Julien Sorel ou les personnages de Malraux.

Précisément, l’œuvre de Malraux* se fondait sur des comportements et des actions qui étaient héroïques en ce qu’ils relevaient d’une vision universaliste de l’homme. Si l’on peut considérer, avec Lucien Goldmann, que les romans d’André Malraux signifient avec netteté la crise de la civilisation occidentale, il est non moins vrai que leurs personnages, par leur pensée comme par leurs actes, dépassent, transcendent cette crise et constituent des modèles nouveaux. Toutefois, ces modèles sont historiquement et culturellement des exceptions ; ils déchirent, peut-on dire, le romanesque contemporain. Dans les Noyers de l’Altenburg (1943), Malraux reconnaîtra d’ailleurs qu’il est vain de concevoir désormais un homme « universel » ou « fondamental » : la civilisation occidentale n’en est qu’une parmi d’autres.

Un tel constat concerne de très près la problématique de roman. Dès les commencements de l’âge industriel (et même dès le début de la civilisation marchande), c’est surtout par le roman que l’Occident propose au monde ses conceptions de l’humain. On a déjà souligné qu’à partir du xixe s. des cultures non occidentales reprennent à leur compte une tradition romanesque européenne ou anglo-saxonne, et essentiellement fondée sur la représentation cohérente de la personne humaine. En Amérique du Sud, par exemple, la belle œuvre de M. A. Asturias*, Monsieur le Président, sera un roman national, mais européen. En Union soviétique, on verra, malgré la coupure de la révolution, M. Cholokhov* (le Don paisible) rester l’héritier de Tolstoï, et, à l’opposé, B. Pasternak* puis A. Soljenitsyne* reprendre le ton et les formes des grands romans russes.

Pourtant, le roman occidental, après avoir longtemps exalté l’idée de personne exemplaire, sera aussi le premier à la renier, dès le milieu du xixe s. Cette négation du personnage représentatif relève de multiples causes (sociales, psychologiques, esthétiques), mais elle s’explique fondamentalement par la situation socioculturelle du romancier.