Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Dans l’une de ses conférences, Virginia Woolf devait rappeler que ni les classes cultivées ni les classes ouvrières n’avaient jamais rien « donné à la littérature ». Par « classes cultivées », la romancière anglaise entendait celles où l’on fait des études, et non pas les gens de culture, ceux qui écrivent, et principalement des romans. À des « clercs » en effet (membres de classes supérieures, et pourtant marginaux à celles-ci) le roman avait dû de naître et de s’épanouir. Des « clercs » avaient, historiquement, fixé et jugé les traits de la personne humaine. Ils s’étaient même assigné pour première mission de fixer, de figurer, d’interpréter l’homme psychosocial, et l’homme en général. Ou plutôt, leurs contemporains leur avaient confié ce rôle. Des classes cultivées, qui se considéraient comme constituant la société, attendaient d’être révélées à elles-mêmes, pour le pire et pour le meilleur, par le romancier, grâce à cette affabulation pédagogique dans laquelle Mgr Huet voyait l’essentielle fonction du romanesque. La contestation de l’ordre social par le personnage implique, et explique, la possibilité et la nécessité d’un meilleur ordre social et humain. En d’autres termes, aussi longtemps que la civilisation (marchande, industrielle, bourgeoise) comporte une espérance humaniste, le romancier s’appuie sur elle, qui le soutient. Le statut de l’écrivain et celui du personnage demeurent associés dans l’idée de représentation. D’une part, la société est représentable par des figures typiques, de l’autre le romancier et son personnage sont solidaires des forces idéologiques (des valeurs) qui animent les « classes cultivées », même si ces classes ne vivent pas authentiquement des idéaux. Ainsi, Rousseau a conscience que la bourgeoisie pervertit la philosophie des Lumières (elle l’utilise à des fins politiques), mais l’écrivain conserve l’espoir que cette éthique progressiste pénétrera dans la bourgeoisie (il le voit à plusieurs signes), et la mission de l’Héloïse sera justement d’exalter l’expérience de l’idée de progrès.

Trois romanciers compromettent successivement cette alliance du romanesque avec la société qui le sous-tend : Stendhal, en opposant l’individuel au social ; Balzac, parce qu’il traite les corps sociaux en physiologiste (les valeurs, les idéaux sont à ses yeux des épiphénomènes) ; Dostoïevski, en rapportant les destinées humaines à une force spirituelle : la grâce. Les portraits que comportent leurs œuvres sont presque isolés de toute vision d’une harmonie sociale. À un moindre degré, il en ira de même chez Dickens, et le roman naturaliste, faisant fond sur la science et sur la révolte, niera que les « classes cultivées » puissent être dépositaires d’un avenir humain.

Lorsque Zola, en 1880, publie le Roman expérimental, plusieurs écrivains ont depuis longtemps affirmé l’incompatibilité de la notion de culture avec celle de société : Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont refusent de rapporter leur vision du réel à un idéal social. Telle sera aussi l’attitude de Flaubert, de Henry James, de certains romanciers allemands influencés par l’expressionnisme* (Carl Einstein, Paul Adler) et surtout des grands romanciers dont les œuvres apparaissent au cours des années 1920 : Proust, Virginia Woolf, Joyce, Faulkner, Hermann Broch et bientôt R. Musil. Romanciers qui refusent de référer leur réalisme à une conception historique de l’humain : leur vision du monde est essentiellement esthétique, même lorsqu’ils défendent, comme Hermann Broch ou Th. Mann, un idéal politique.

De ce changement d’optique, il résultera que les pôles organisateurs du récit seront non pas des types sociologiques (ou plutôt socio-idéologiques), mais des figures culturelles que le lecteur se représentera de moins en moins comme des portraits et de plus en plus comme des ensembles, des synthèses conceptuelles. En ce sens, il y a une nette continuité de l’œuvre de Flaubert à celle de Proust, et de Faulkner au nouveau roman.

Le « roman comme œuvre d’art », a observé un essayiste anglais, est une idée moderne qui apparaît « à partir de Flaubert ». Le roman avait toujours été un ouvrage artistique. Mais il est vrai que Flaubert, puis H. James placent les valeurs esthétiques au-dessus de toutes les autres dans le contenu même de leurs romans. Les fantasmes d’Emma Bovary lui font voir la vie en termes soit de laideur, soit de beauté. Sa « puissance d’imagination » est déjà une création artistique. Il n’est pas un personnage important de H. James dont les préoccupations majeures ne soient esthétiques. Cette conception de la personne devait être traduite par l’écriture du romancier. « Le « style », dira Proust, est à l’écrivain ce que la couleur est pour le peintre. » Ce propos concerne tous les aspects formels du roman, des notations descriptives au traitement du temps et à la composition du récit. Les techniques, les procédés, les artifices du roman deviennent manifestes.

L’évolution même des rapports sociaux amena les romanciers modernes à concevoir principalement la personne en termes d’art et de culture. Et ce sont aussi des changements sociaux qui les ont conduits à représenter leurs personnages principaux par leur vie psychologique bien plutôt que par leurs sentiments ou leurs passions. L’accent n’est plus mis sur le caractère, mais sur la vie d’une conscience saisie dans le temps quotidien. D’où un dépérissement de l’intrigue : le roman expose des situations en apparence banales, et sa tonalité est celle de l’autobiographie. Le récit progresse en effet sur le mode du monologue intérieur, qui, de Henry James à Virginia Woolf, prend diverses formes, mais qui ne se confond jamais avec les discours que se tenaient, par exemple, Julien Sorel ou les personnages de Jane Austen*.

On a défini le roman comme une « expérience de la société en privé ». Cette définition n’est pertinente que pour le roman contemporain, qui met en jeu (et en cause) des sociétés restreintes, des milieux, et non plus ces ensembles sociaux, vastes et étagés, qu’étaient à même d’observer (ou de reconstituer) Stendhal, Balzac, Tolstoï. Les romans de H. James et de Proust procèdent d’une expérience de milieux mondains dont ces écrivains tirèrent doublement profit. D’une part, le langage mondain se compose de « nuances » à travers lesquelles le romancier peut discerner la complexité d’une conscience, ce que James appellera « les plus infimes frémissements de l’air ». Mais, d’autre part, la mondanité, ses artifices, ses mensonges portent l’écrivain à réfléchir sur soi, à dissocier sa conscience dans son espace comme dans sa profondeur. Enfin, devant l’égoïsme, l’étroitesse d’esprit, le culte de l’argent ou du « paraître » des gens qu’il fréquente, le romancier se sent nécessairement porté vers des valeurs ou des idéaux esthétiques : le goût de l’analyse, le désintéressement, l’amour de l’art guident le personnage principal ou le narrateur de son œuvre.