Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rameau (Jean-Philippe) (suite)

Mais, déjà de son vivant, Rameau eut à lutter contre des ennemis féroces. On le qualifiait souvent de sec, de dur, d’insensible, et aujourd’hui encore il se heurte fréquemment à de tels préjugés. Le créateur de Dardanus est présenté comme un mathématicien glacial, un savant purement cérébral. Cette équivoque repose sur le fait que, à côté de sa carrière de compositeur, Rameau a été l’un des plus grands théoriciens de la musique. Ce n’est pas pour rien qu’il appartient au siècle de la raison et des philosophes, dont il sut concrétiser l’idéal dans sa musique. Certes, l’homme était taciturne et renfermé, et son mode de vie extrêmement frugal et modeste, ce qui le fit taxer d’avarice. En réalité, toutes ses forces, toute sa passion s’adressaient exclusivement à la musique bien-aimée. Son ami et concitoyen Alexis Piron (1689-1773) l’a défini exactement : « Toute son âme, tout son esprit étaient dans son clavecin ; lorsqu’il l’avait refermé, il n’y avait plus personne au logis. »

L’art de Rameau est la pure incarnation de l’esprit classique : c’est un art de lumière et d’accomplissement, d’affirmation et de paix intérieure. On n’y trouvera guère de sensualité ni la confidence intime d’un Couperin. Dans ses manifestations les plus nobles, qui évoquent J.-S. Bach, il emprunte des accents altiers et impérieux, et son exceptionnelle concentration n’en facilite point l’accès. Mais à côté de cela, une longue série de danses exquises offre une approche plus aisée à ceux qu’éblouirait un éclat trop vif, car cet homme était également possédé de l’esprit de Terpsichore, et ce n’est que dans ses danses tour à tour sauvages ou gracieuses que son tempérament de feu éclate libre de toute entrave.


La vie de Rameau

L’un des aspects les plus singuliers et les plus déconcertants de la personnalité de Rameau, c’est l’épanouissement exceptionnellement tardif de la plénitude de son génie créateur : lorsqu’il aborde la scène lyrique à cinquante ans bien sonnés (Hippolyte et Aricie, 1733), il possède la réputation solide, mais restreinte à une minorité de professionnels et de connaisseurs, d’un théoricien éminent (son Traité de l’harmonie de 1722 avait fait sensation) et d’un compositeur, peu fécond mais de haut vol, de quelques cantates et de trois minces cahiers de Pièces de clavecin. Entièrement sûr de lui, en possession d’une science et de moyens sans rivaux, c’est en pleine connaissance de cause qu’il entreprend alors de conquérir la scène. Loin d’avoir tari en lui inspiration ou sensibilité, cette longue continence créatrice les aura au contraire décantées, intensifiées.

Des cinquante premières années d’une longue existence, bien des détails demeurent obscurs aujourd’hui encore, et nous ne savons presque rien de la formation ni des maîtres de Rameau. Peut-être son père, organiste de Notre-Dame de Dijon, a-t-il été le premier de ceux-ci. D’emblée, l’enfant ne montre de dispositions que pour la musique, au désespoir des jésuites chargés de lui inculquer les humanités. Son père l’envoie en Italie pour parfaire sa formation musicale, mais Jean-Philippe, le moins transalpin, certes, de tous nos musiciens classiques, ne saisit pas cette chance exceptionnelle et, sans avoir dépassé Milan, il rentre en France. En 1703, il occupe le premier poste que nous lui connaissions avec certitude, celui d’organiste et maître de chapelle de la cathédrale de Clermont-Ferrand. Trois ans plus tard, à vingt-trois ans, il va tenter une première fois sa chance à Paris, où il fait paraître alors un premier recueil de Pièces de clavecin (1706), dont on remarquera que la publication est ainsi antérieure de sept ans à celle du premier livre de l’Art de toucher le clavecin de François Couperin, son aîné de quinze ans ! Organiste des jésuites, protégé de Louis Marchand, il ne peut cependant prendre possession de l’orgue de la Madeleine-en-la-Cité, et ce premier séjour parisien se termine inopinément, en 1708, avec son retour dans sa ville natale : sa lente maturation s’effectuera désormais dans la retraite provinciale de Dijon (où il succède à son père aux claviers de Notre-Dame jusqu’en 1713), de Lyon (où sa présence, certifiée récemment seulement, doit se situer entre 1713 et 1715), enfin, de nouveau, de Clermont-Ferrand, dernière et longue étape précédant son retour définitif à Paris, à la fin de 1722 ou au début de 1723.

Si les études théoriques, couronnées par la parution du Traité de l’harmonie de 1722, l’ont emporté jusqu’ici, la composition reprend ses droits à Paris, où la publication de diverses cantates, puis des deuxième (1724) et troisième (v. 1728) recueils de Pièces de clavecin lui vaut la réputation de meilleur maître de musique du moment. Cependant qu’il se marie en 1726, sa collaboration épisodique avec diverses scènes de théâtre marque son approche vers la scène lyrique. En 1727, il sollicite vainement un livret du poète Houdar de La Motte, qui néglige ce musicien obscur. Mais, peu après, se place la rencontre décisive de cette carrière, celle du riche fermier général La Pouplinière, qui le nomme directeur de sa musique particulière, lui prodigue sa confiance et sa protection, et enfin lui présente Voltaire. Le projet d’un opéra biblique sur Samson se heurtera cependant à une censure refusant de voir l’Écriture sainte traitée au théâtre (la musique déjà écrite sera réutilisée ultérieurement, notamment dans les Indes galantes et dans Zoroastre). Un autre opéra biblique, la Jephté de Montéclair, ayant cependant obtenu un vif succès en 1732, c’est précisément le librettiste de cette œuvre, l’abbé Pellegrin, qui va fournir à Rameau les vers de sa première tragédie lyrique, Hippolyte et Aricie : au printemps de 1733, celle-ci connut une première représentation privée chez La Pouplinière. Le 1er octobre suivant, sa création à l’Opéra inaugure la carrière dramatique de Rameau et du coup la seconde moitié de sa vie, incomparablement plus féconde que la première. D’emblée, la cause est entendue pour les musiciens, le vieux Campra s’exclamant : « Il y a là-dedans de la musique pour dix opéras : cet homme nous éclipsera tous ! » Paroles prophétiques, à quoi fera écho l’acrimonie de Gluck, qui, plus dramaturge que musicien, dira des tragédies de Rameau : « Puzza di musica » (« ça empeste la musique »).