Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rameau (Jean-Philippe) (suite)

Durant les trente et une années qui lui restent à vivre, Rameau, ne quittant plus guère Paris, déploie une activité créatrice prodigieuse : vingt-neuf ouvrages dramatiques, tragédies ou comédies lyriques, pastorales héroïques ou opéras-ballets, représentant quelque quatre-vingt-dix actes ! Parallèlement, il poursuit son œuvre de théoricien, se transformant fréquemment en polémiste devant l’acharnement de ses adversaires. Ceux-ci se recrutent tant parmi les traditionalistes demeurés fidèles à Lully que parmi les italianisants, partisans d’une musique moins « savante » et plus simplement mélodique. La tension atteint son sommet en 1752, lorsque la première représentation à Paris de la Serva padrona de Pergolèse déclenche la fameuse « querelle des Bouffons* ». Rousseau, Grimm et les encyclopédistes se coalisent contre Rameau, qui réagit avec beaucoup d’énergie. La position des encyclopédistes peut paraître surprenante, car Rameau représente le progrès et l’avenir du langage musical, face à l’actualité éphémère des Bouffons italianisants. Mais, malgré sa consécration officielle, ou plutôt à cause d’elle (il a été nommé en 1745 « compositeur de la Chambre du Roi », et ses œuvres sont fréquemment représentées à la Cour), Rameau, septuagénaire encore en pleine force créatrice, commence tout doucement à faire figure de grand ancêtre. S’il continue à composer jusqu’à son dernier souffle, on ne monte plus ses ultimes ouvrages que par déférence, cependant que les reprises des succès d’antan se raréfient. Ce grand vieillard connaît ainsi l’amertume de se survivre à lui-même : et pourtant, quelle sève, quelle fraîcheur intacte dans sa partition des Paladins (1760), l’avant-dernière ! Sa mort interrompra les répétitions d’une ultime tragédie lyrique, les Boréades : l’œuvre ne sera pas représentée, et son manuscrit sera déposé à la bibliothèque de l’Opéra, où il attend toujours sa résurrection !


À la fois trop tard et trop tôt

Vingt ans après la mort de Rameau, ses œuvres avaient disparu de nos scènes lyriques, chassées non seulement par les Italiens, mais aussi par Gluck. Les travaux de Saint-Saëns, puis surtout les représentations données à la Schola cantorum sous la direction de Vincent d’Indy marquèrent au tournant de notre siècle la fin très partielle de ce sommeil de Belle au bois dormant. Mais, si la musique de chambre (Pièces de clavecin et Pièces de clavecin en concerts) a repris une place d’honneur dans notre pratique musicale, il n’en va pas de même du théâtre, qui tient pourtant chez lui une place proportionnellement aussi importante que chez Wagner ou Verdi...

Le malheur de Rameau, ce fut de vivre à la fois trop tard et trop tôt : trop tard, car cet aîné de deux ans de J.-S. Bach, de Händel et de D. Scarlatti, qui avait déjà trente-deux ans à la mort de Louis XIV, demeure un personnage du Grand Siècle par son sens inné de la grandeur, son goût d’une certaine pompe décorative, son attirance vers le genre noble et élevé par excellence de la tragédie lyrique, où son génie se manifeste le plus pleinement. Exilé au siècle des grâces et de la joliesse, Rameau aurait mérité un Racine comme librettiste ; il n’a pas même eu un Quinault ! La plus constamment grande de ses tragédies, Hippolyte et Aricie, occupe cette position privilégiée grâce au livret, réplique déjà bien affaiblie de la Phèdre de Racine... Mais Rameau a vécu aussi trop tôt : sa conception neuve du drame musical, annonçant génialement Wagner, celle d’une « œuvre d’art totale », nécessitait des cadres et des moyens que le xviiie s. ne pouvait lui offrir. Ainsi que l’a fait remarquer son biographe, l’Anglais Cuthbert Girdlestone, son émancipation révolutionnaire de l’orchestre par rapport au chant se heurte sans cesse à la modicité des effectifs disponibles et aux limitations techniques des exécutants : devant leur incompétence, il doit retirer, à l’Opéra, le génial trio des Parques d’Hippolyte et Aricie, aux fulgurantes modulations enharmoniques, et ne se risque dès lors plus jamais à ce genre d’expérience ; de combien de pages d’une semblable portée avons-nous été ainsi privés ?


Le langage

Le langage musical de Rameau accomplit le miracle d’unir l’élan et la spontanéité les plus directs à la science la plus profonde. Le compositeur a magistralement réussi dans son propos, qui était de « cacher l’art par l’art même », profession de foi classique à laquelle Mozart comme Debussy eussent pu souscrire. Certes, ce langage accorde une place d’une importance sans précédent à l’harmonie, et le musicien déclarait lui-même : « C’est l’harmonie qui nous guide. » Harmonie fonctionnelle, dont Rameau — c’est son inappréciable mérite — a codifié les règles de manière claire, logique et cohérente, faisant bénéficier enfin cette science du rationalisme propre au Siècle des lumières. Si certains aspects de ses théories (notamment l’équivalence des octaves) ne sont plus admis aujourd’hui, s’il attache peut-être une importance trop exclusive à la nature, base de son principe de la « génération harmonique » (mais c’est un trait d’époque !), il a énormément simplifié l’enseignement de l’harmonie par son intuition géniale de l’équivalence d’un accord et de ses renversements, cependant que son Traité de 1722 donne une base rationnelle au tempérament égal l’année même où, à son insu, Jean-Sébastien Bach en démontrait la validité pratique dans le premier cahier du Clavecin bien tempéré.

L’harmonie de Rameau est aussi, et surtout, un admirable moyen d’expression, et, chose très nouvelle mais typique du génie français, un élément de couleur et d’attrait sensoriel. Il faudrait souligner son usage extraordinaire de l’appoggiature, sa recherche systématique de la « dissonance-couleur », si moderne (harmonie et timbre y sont déjà unis comme chez Debussy), son amour tout ravélien des neuvièmes... Tout cela se perd irrémédiablement dès lors qu’on n’exécute pas scrupuleusement tous les ornements suivant les propres instructions du compositeur, qu’il est impardonnable d’ignorer.