Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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psychose (suite)

Jacques Lacan, qui a mis en évidence, après Freud, le fonctionnement de la psychose, attribue celle-ci à l’échec de la métaphore paternelle, qui produit une forclusion du signifiant. Rappelons les données lacaniennes nécessaires à la compréhension de ces expressions. La structure du Sujet comporte quatre termes, dont trois correspondent aux points de la structure œdipienne décrite par Freud et transformée par Lacan : le Surmoi, que Lacan appelle le Grand Autre, le Moi, qu’il appelle a′, et le Ça, qu’il appelle le réel ou le petit a (a′, le Moi, étant le reflet projectif du petit a). Le quatrième terme est le Sujet lui-même, qui résulte du jeu entre les trois autres, jeu des signifiants et de l’enchaînement du langage. Le Sujet, dit Lacan, entre dans le jeu sous le mode du mort (comme au jeu de bridge), mais ce sont les points où il pourra s’identifier qui vont le faire exister lui-même. Lorsque manque l’un des points de la structure, en l’occurrence le Grand Autre, le Sujet ne peut signifier, il devient fou. La métaphore paternelle, c’est la possibilité pour le sujet de se référer par substitution au Nom-du-Père, et la forclusion du signifiant, c’est ce qui se passe lorsqu’à la place du signifiant Nom-du-Père rien ne vient répondre. Déjà Freud, dans plusieurs textes avait parlé de la forclusion qu’il appelle Verwerfung et que Lacan rattache au jugement d’attribution (Bejahung) : la forclusion, terme juridique signifiant qu’un jugement n’a plus cours et ne saurait être appliqué, renvoie à la fois à l’existence du jugement et au fait qu’il est périmé. Il ne faudrait pas en déduire que la psychose se déclenche lorsque le père fait défaut : auquel cas, d’ailleurs, le délire de Schreber deviendrait incompréhensible, car son terrible père ne lui faisait pas défaut. Du moins pas sur le terrain des préceptes : mais faire défaut peut vouloir dire tout autre chose. « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. » Lacan précise que ce père n’est pas forcément le père du Sujet : il suffit que se rencontre le signifiant Père. Or, pour Schreber, cela arrive en deux points : d’une part, il accède à la Haute Cour, où son titre de président est accompagné de la qualité de Père conscrit ; d’autre part, il souligne lui-même que, pendant la période d’accalmie entre l’hypocondrie et le début du délire, sa seule tristesse fut de voir ses espoirs d’être père déçus plusieurs fois. De fait, dans le délire, réapparaissent des « petits hommes » que Schreber pourrait, comme femme, fabriquer. Lacan remarque, comme Maud Mannoni lorsqu’elle fait état des pères qui font porter leur folie à leur fils, que « les effets ravageants de la figure paternelle s’observent avec une particulière fréquence dans les cas où le père fait réellement fonction de législateur ou s’en prévaut [...] tous idéaux qui ne lui offrent que trop d’occasions d’être en posture de démérite, d’insuffisance, voire de fraude, et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant » (Du traitement possible de la psychose). C’est alors que celui qui entre dans la psychose construit la réalité impossible à vivre.


Le mythe de la schizophrénie

Une évolution du même type affecte l’autre grande modalité psychotique : la schizophrénie, porteuse d’un mythe qui, dans le moment actuel, prend une ampleur remarquable. En 1926, Eugen Bleuler (1857-1939) la définit « non seulement comme une entité clinique, mais en même temps comme une entité anatomo-pathologique ». Le schizophrène est défini comme autistique, séparé du monde, porteur d’hallucinations, de délire, mais aussi on lui assigne une hérédité et une constitution spécifiques. Récemment, certains antipsychiatres ont dénoncé l’absence de critères objectifs dans cette description ; ils contestent le postulat selon lequel on attribue la schizophrénie à une personne prise isolément comme une fatalité naturelle, alors qu’il s’agit d’une relation prise dans un groupe régi par des normes culturelles. C’est ainsi que R. D. Laing et A. Esterson écrivent : « Par « schizophrène » nous entendons ici une personne qui a été diagnostiquée comme telle et que l’on a traitée conformément à ce diagnostic [...] Cependant, dans la mesure où le terme rassemble un jeu d’attributs cliniques produits par certaines personnes et portant sur l’expérience et le comportement de certaines autres personnes, nous conservons le terme pour ce jeu d’attributs » (Sanity Madness and the Family, 1964 ; trad. fr. l’Équilibre mental, la folie et la famille, 1971).

Les travaux des antipsychiatres rejoignent curieusement les recherches de Claude Lévi-Strauss* en anthropologie : il faut remarquer que les ethnologues ont su repérer plus tôt que les psychanalistes l’action du langage d’un groupe sur un individu du groupe. Dans l’Anthropologie structurale, Lévi-Strauss rapproche la thérapeutique des chamans de celle qui a été décrite par M. A. Sechehaye dans le traitement appliqué à une schizophrène : comme les chamans des cultures anhistoriques, M. A. Sechehaye n’hésite pas, au mépris des règles analytiques, à entrer en contact physique avec la malade : elle lui pose la joue sur son sein, assume une position maternelle, passe par des gestes. Lévi-Strauss voit dans ces gestes l’équivalent des représentations par lesquelles le chaman détermine une action efficace sur le corps de ses patients. C’est l’efficacité symbolique qui est au principe de toute cure ; mais, dans le cas de la schizophrénie, qui s’accompagne souvent de mutité, on voit bien que l’efficacité n’est pas dans une communication qui serait thérapeutique par miracle et de son seul fait. C’est une réintégration d’un désordre dans un ordre d’ensemble, celui du langage du groupe : pour Lévi-Strauss, l’efficacité symbolique est assez puissante pour induire des transformations organiques, si bien que la parole peut agir directement sur le corps, mais aussi réciproquement, ce qui permettrait de rendre compte des modifications importantes visibles dans la « schizophrénie ». Mais, pour que le chaman puisse agir, il faut qu’un processus complexe soit en place : celui qui, dans un groupe dépositaire d’un langage, attribue à l’un des membres du groupe la faculté toute particulière de signifier absolument, comme si le signifiant dans le langage était tenu en réserve par des titulaires d’une charge langagière. Dans les sociétés anhistoriques, sous leur forme chamanistique, les sorciers tiennent ce rôle, agissent en paroles et en amulettes sur l’ensemble du groupe. Dans notre société, les « fous », dont la longue histoire racontée par Michel Foucault* dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961) montre la pérennité dans ce rôle, sont investis des fonctions de dépositaires du langage : sans doute, la mutité schizophrénique est-elle un signe a contrario de cet état de fait.