Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

psychose (suite)

Le président Schreber, un cas de paranoïa

Parmi les psychanalyses rapportées par Freud, la plus connue sur le plan de la psychose est celle du président Schreber : Jacques Lacan*, puis Maud Mannoni sont revenus sur les problèmes théoriques soulevés par Freud et ont complété l’analyse de ce délire. Freud n’a, d’ailleurs, pas fait le traitement psychanalytique du malade, puisqu’il s’agit de l’analyse du livre écrit par Daniel Paul Schreber (Mémoires d’un névropathe, 1903), où celui-ci fait lui-même le récit de sa maladie et expose son système délirant.

La maladie du président Schreber, président de la cour d’appel de Saxe, s’est développée après un premier épisode « hypocondriaque » neuf ans auparavant. Le président se sent persécuté en particulier par son médecin, le docteur Flechsig, qu’il appelle « assassin d’âmes ». Le contenu du délire est le suivant : « Il se considérait comme appelé à faire le salut du monde et à lui rendre la félicité perdue. Mais il ne le pourrait qu’après avoir été transformé en femme. » Ce changement en femme n’est pas un souhait, mais une nécessité découlant de l’ordre divin. Dans ce délire intervient de façon insistante le terme de miracle : son corps a été détruit, pourri, mais les miracles divins ont tout régénéré ; ce sont des « rayons ». Ce sont aussi les « nerfs » de Dieu : les hommes étant constitués de corps et de nerfs, Dieu, lui, n’est que nerf, et le terme de rayon fait appel au soleil. Dieu, après sa création, s’est retiré du monde, et sa seule relation avec les hommes consiste à attirer à lui les âmes des défunts : « D’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres » (Mémoires d’un névropathe). Le culte schrebérien découle de cette conception des nerfs : c’est un culte de la volupté. Mais une volupté féminine : Schreber se sent la femme de Dieu. Il est persuadé d’avoir un buste féminin, demande un examen médical pour qu’on atteste la présence de « nerfs de volupté » dans tout son corps.

L’essentiel de l’interprétation de Freud consiste à articuler ensemble le thème de la persécution et le thème de la transformation en femme : pour Freud, le lien est dans l’homosexualité refoulée du président Schreber. Quant au refoulement, Freud ne manque pas de souligner le contraste entre la vie hautement morale de Schreber — magistrat marié, menant jusque-là une vie irréprochable — et le contenu sexuel et érotique de son délire. Il rappelle un fragment de fantasme de Schreber entre ses deux épisodes psychiatriques : [...] « Il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » : idée repoussée avec horreur, pour mieux réapparaître dans le délire. L’homosexualité est manifeste dans le thème délirant d’« être la femme de Dieu » et la persécution devient claire lorsqu’on comprend que Flechsig, l’« assassin d’âmes », est l’objet du désir homosexuel inconscient de Schreber. Freud résume le mécanisme général de la transformation du désir en haine : « La personne à laquelle le délire assigne une si grande puissance et attribue une si grande influence et qui tient dans sa main tous les fils du complot est [...] la même que celle qui jouait, avant la maladie, un rôle d’importance égale dans la vie émotionnelle du patient, ou bien un substitut de celle-ci et facile à reconnaître comme tel. » Flechsig, de persécuteur, devient bientôt « la plus haute figure de Dieu » : car, s’il est impossible à Schreber de supporter l’idée d’être une prostituée livrée à son médecin, il lui est, par contre, possible d’assumer la rédemption par l’émasculation. Reste à voir clairement à qui renvoient et l’image du médecin et l’image de Dieu : le père de Schreber, médecin et éducateur, est à l’origine de tout le délire.

Dans la partie théorique de son analyse, Freud insiste sur la projection, qui, pour exister à l’état libre dans la vie normale — en particulier dans la superstition et la jalousie — est le processus le plus important dans la psychose paranoïaque. « Une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient au conscient sous forme de perception venant de l’extérieur. » Dans la paranoïa, le retournement est celui de l’affect, qui, dans la névrose, est déplacé ou converti : « Ce qui devrait être ressenti intérieurement comme de l’amour est perçu extérieurement comme de la haine. » Or, cette projection, pour violente et agressive qu’elle soit, est cependant une reconstruction thérapeutique par rapport à un état de délabrement, sans doute moins visible, mais réel : de fait, au début de son délire, Schreber développe des thèmes de catastrophe imminente, de fin du monde, corrélatifs d’un retrait de l’investissement libidinal : « La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne, car l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour. » Par rapport à cette destruction, le délire de persécution constitue une reconstitution du rapport à l’autre, tout en supprimant le refoulement antérieur.

Maud Mannoni s’est interrogée sur la famille de Schreber, et en particulier sur ce père, origine des figures délirantes. Le père de Schreber, Daniel Gottlieb Moritz Schreber, médecin célèbre, avait écrit un traité d’éducation et élaboré des règles de vie : l’enfant est mauvais de naissance ; il faut donc le dresser pour corriger le mal. Ce dressage s’effectue par des douches froides et chaudes alternées, par des gymnastiques correctives et des mécanismes orthopédiques variés. Enfin, il faut apprendre à l’enfant à renoncer à ses désirs : jusqu’à lui en créer pour mieux les lui refuser. Les conclusions qu’en tire Maud Mannoni réintègrent les problèmes de la psychose — et, a fortiori, de la névrose — dans un contexte sociologique et idéologique, sans, pour autant, quitter la conceptualisation de la psychanalyse. Le « terrorisme pédagogique » du docteur Schreber participe, dit M. Mannoni (Éducation impossible, 1973), de la « situation paranoïaque » de l’époque : c’est dire que la structure de la famille, profondément ancrée dans l’histoire socio-économique et promulguant des principes d’éducation (le docteur Schreber n’ayant rien fait d’autre que d’écrire systématiquement ce qui se pratiquait de façon dispersée), est responsable de l’éclosion de la psychose et de la fixation des symptômes. Les deux fils du docteur Schreber ont souffert d’une perversion de la demande d’amour : ce père aime ses fils à condition que leur désir soit totalement sous sa dépendance. Or, l’un se suicidera à trente-huit ans, et l’autre deviendra psychotique. Il y a un « espace psychotique » dans lequel le sujet fait son entrée et se perd (et où un père, pour se protéger de sa propre folie, en viendra, éventuellement, à désigner son fils comme « fou »). Dans le cas de Schreber, le père s’est fait missionnaire d’une âme à sauver (voire d’une humanité à sauver du désordre) et, ce faisant, il a laissé à ses fils si peu de choses en propre que l’un ne trouve d’issue que dans la mort et l’autre de possibilité de survie que dans une tentative désespérée de reconstruire le monde.