Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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provençale (littérature) (suite)

L’extension du félibrige

Les rigueurs parfois maladroites de l’organisation félibréenne, ses manifestations tapageuses, les clichés qu’elle développait et le conformisme étroit qu’elle imposait n’étaient pas pour plaire à tout le monde. Il en est qui optèrent pour un tranquille isolement ; il en est aussi qui réagirent avec vivacité. Ainsi se formèrent un certain nombre de dissidences, illustrées par des revues de nuances diverses : la Lauzeta, démocrate et autonomiste, l’Alliance latine, en rébellion surtout contre l’autorité rhodanienne, l’Iou de Pascas, qui se réclamait du parler roman du Midi tout entier, le Félibrige latin, qui rêvait d’un rassemblement général occitan, etc., en attendant le manifeste fédéraliste du 21 février 1892. Au-dessus de ces querelles qui firent couler beaucoup d’encre s’élèvent aujourd’hui, seules à nous intéresser, quelques gloires solides qu’on s’efforcera de classer par régions.

Six noms, derrière Mistral et Aubanel, dominent la Provence. Charles Rieu, dit Charloun (1845-1924), vrai paysan des Baux, reprit ou continua avec une touchante bonhomie dans li Chant dou terraire (les Chants du terroir) la vieille tradition de la chanson populaire. Valère Bernard (1860-1936), après avoir plié au métier parnassien, dans la Pauriho (les Miséreux, 1899), les sombres visions du réalisme marseillais, prit soudain de l’altitude avec la Legenda d’Esclarmonda, qui, publiée l’année de sa mort, anime autour du curieux héros Jean de l’Ours, fils d’un ours et d’une femme, des personnages chargés de symboles mystiques. Marius André (1868-1927) intitula, quant à lui, la Glori d’Esclarmoundo (1894) le plus ardent poème d’amour qu’ait produit sous le signe platonique le provençal moderne. Avec le marquis Folco de Baroncelli (1869-1943), nous arrivons au groupe particulièrement original des poètes de la Camargue. Lui-même a montré dans une œuvre trop courte (lou Rousari d’amour [1899], Blad de luno [Blé de lune], 1909) un exceptionnel tempérament. D’un registre plus ample, Joseph d’Arbaud (1872-1950), comme lui prince des gardians et ami des bounians, a peut-être trouvé dans lou Lausié d’Arles (le Laurier d’Arles, 1913, 1918) et li Cant palustre (les Chants palustres), tardivement publié en 1951, un accomplissement plus total. Marius Jouveau (1878-1949), enfin, s’est montré capable, dans un poème comme Lou sang sanguino (Le sang saigne), de s’égaler aux deux. Ces noms légitimement illustres jettent aujourd’hui plus d’ombre que de lumière sur certains autres qui, lorsque le vent souffle dans les voiles méditerranéennes, ont trouvé une place au soleil anthologique. Clovis Hugues, Louis Astruc, Alexandrine Gauthier, Auguste Marin, Joseph Loubet, le chansonnier Guillaume Laforêt, sympathique émule de Charloun, Pierre Fontan, Alexandre Peyon, Bruno Durand et même le Dauphinois provençalisé qu’est Pierre Devoluy sont tous, à la vérité, de la même équipe. Plus encore que l’école, il leur arrive de sentir la série. Série, en tout état de cause, à laquelle échappera Paul Eyssavel (1886-1957), mutilé de guerre, auteur protestant d’un recueil chrétien, lou Lume subre la draio (la Lumière sur le chemin), puis de deux livres d’une note assez païenne, Au beu soulèu dis àvi (Au beau soleil des aïeux, 1925) et A l’afflat doù gregou (Au souffle du vent grec, 1929), imprégnés d’une Antiquité à laquelle il s’efforce d’emprunter des rythmes nouveaux. Une place à part revient au turbulent directeur de Marsyas, le « trilingue » Sully André Peyre (1890-1961), Languedocien de père et Provençal de mère, mistralomane éperdu et exclusif, dont la polémique à œillères a trop fait oublier la réelle maîtrise poétique sensible déjà dans le Choix de poèmes (1929) et encore dans le posthume Arau dens la coumbo (Là-bas, dans la combe, 1969).

Deux poètes, dans le même temps, dominent le Languedoc : Auguste Fourès (1848-1891), républicain passionné, en même temps que demi-cathare un peu rageusement chargé de la vengeance albigeoise, au demeurant peintre puissamment réaliste du Lauraguais (les Grilhs [les Grillons], 1885), et son cadet de douze ans, plus ou moins son frère littéraire, Prosper Estieu (1860-1939), autre Lauraguais, qui se montre dans lou Terradou (le Terroir, 1895) et dans la Canson occitana (1908) fervent patriote occitan en même temps qu’artisan en vers des plus robustes. Derrière ces deux maîtres éclatants tendent à pâlir le familier Achille Mir, le langoureux Jules Boissière, l’énergique Albert Arnavielle (1844-1927), d’Alès auteur des Raiolos (les Cévenoles, 1932), de même qu’Antonin Maffre, de Béziers, François Dezeuze, de Montpellier, et Félix Remize ; les gloires masculines s’effacent devant celle de Louisa Paulin, née à Réalmont en 1888, morte presque aveugle en 1944 après avoir écrit, notamment avec Sorgas (les Sources, 1940), une œuvre très personnelle. Son vers, ardent et simple, se ressent de l’influence du grand poète quercinois Antonin Perbosc (1861-1944), auteur tout à la fois horacien et virgilien du Gót occitan (la Coupe occitane, 1903), avant d’être celui du Libre dels ausels (1924) et des Fablels (Fabliaux, 1936) : Perbosc est le représentant peut-être le plus riche et le plus varié du nouveau classicisme d’oc. Auprès de ce large clavier, maigre pourra paraître la voix du Grillon du Quercy, grillon plutôt agenais, Paul Froment (1875-1898), au demeurant protégé posthume de Perbosc, qui, peu après avoir publié les délicieuses poésies paysannes de Flores de primo (Fleurs du printemps, 1897), alla, soldat, se jeter dans le Rhône.

La Gascogne ne tenait, avec Isidore Salles et Joseph Noulens, qu’une place discrète quand s’est manifestée la magnifique et tapageuse muse bigourdane, Philadelphe de Gerde (1871-1951), dont les poses théâtrales, servies, dit-on, par un charme envoûtant, ne sauraient faire oublier les bons vers, depuis Posos perdudos (1892) jusqu’à eds Crids (les Harangues, 1931). De ses trois inspirations, nourries par l’amour, le terroir et le patriotisme méridional (pour laisser à part la grotte de Lourdes), la deuxième est de loin la plus heureuse. C’est un talent, toutefois, bien supérieur que celui de Miqueu Camélat (1871-1962), l’épicier-poète d’Arrens, dont la Pyrénéenne Béline (1899) ne le cède ni en grâce biblique ni en forte simplicité à la Mireille arlésienne, non plus que l’épopée gasconne intitulée Mourte et bibe (Morte et vive, 1933) — c’est de la Gascogne qu’il s’agit — à ce que Calendeau a de meilleur. De ce grand homme, on ne peut, moralement, séparer son ami, l’intimiste rustique Simin Palay (1874-1965), auteur, notamment, de Case (la Maison, 1909).