Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Piaget (Jean) (suite)

Mais Piaget ne s’est pas borné à analyser les activités intellectuelles proprement dites. Si, selon sa propre définition, les structures intellectuelles représentent « la forme la plus générale de la coordination des actions » (motrices ou mentales), on peut et l’on doit situer, par rapport à l’échelle des structures, les transformations éventuellement observables dans d’autres processus cognitifs, tels que la mémoire ou l’image mentale, voire dans certains aspects du comportement affectif (les « sentiments moraux ») ou social (les activités de coopération). Quant à la connaissance perceptive, Piaget a montré en quoi elle s’oppose à la connaissance intellectuelle (la perception restant soumise aux conditions spatio-temporelles du champ figural) et en quoi le développement des activités perceptives en modifiait certains aspects soit simplement quantitatifs, soit qualitatifs. En tout cas, la perception n’est pas, pour Piaget, la source de la connaissance, comme le voulaient toutes les traditions empiristes. C’est l’action qui tout à la fois construit les notions et retentit, par le jeu des modes d’exploration ou par la fixation de certaines attitudes, sur le précepte lui-même. Ainsi, dans son analyse du développement des activités opératoires comme dans les extensions évoquées ci-dessus, l’enquête psychologique de Piaget sert de fondement expérimental à une théorie de la connaissance.


L’épistémologie génétique

Elle a été définie par Piaget comme l’étude scientifique de l’« accroissement des connaissances et de ses lois ». Prise à la lettre, toutefois, cette définition conduirait à un malentendu. L’accroissement des connaissances ne signifie pas plus l’histoire des découvertes à travers l’humanité que, chez l’enfant, l’étude des processus d’acquisition. Il s’agit, en revanche, dans l’un et l’autre cas, d’analyser les structures successives du savoir et de dégager, par-delà l’accident événementiel, les principes d’une construction, dont Piaget reste convaincu qu’elle est orientée dans le sens d’une conceptualisation toujours plus abstraite, plus profonde et plus générale. L’analyse historico-critique doit coopérer dans ce propos avec l’étude psychogénétique. Mais la première n’est pas une étude « historique » à proprement parler : elle prend en compte la pensée scientifique à l’œuvre dans les grands changements à temps longs plutôt que la chronologie de ses progrès. Et la seconde, si elle met au jour de troublants parallélismes (certaines interprétations de la causalité, de la vie, etc., chez l’enfant de 5-6 ans rappellent les explications aristotéliciennes), ne préjuge en aucune manière, comme on se plairait à l’imaginer à la fin du xixe s., que l’enfant « récapitule » dans son devenir les étapes de la conscience humaine (occidentale).

L’épistémologie constructiviste de Piaget renvoie dos à dos l’empirisme (pour qui la connaissance est un reflet du monde extérieur dans la représentation de mieux en mieux ajustée que le sujet s’en donne) et l’apriorisme idéaliste (pour qui les catégories de la pensée s’imposent au monde extérieur et l’organisent). L’interaction permanente du sujet et de l’objet fournit la matière même de la connaissance, qui est une construction ou, pour mieux dire, une reconstruction perpétuelle. Toute connaissance est active, et l’objet du savoir est non pas un réel passif et immuable, mais la coordination des actions par lesquelles le sujet transforme et codifie le réel. Le processus fondamental du progrès des connaissances est, chez l’enfant comme dans l’histoire, celui que Piaget nomme abstraction réfléchissante ; chaque système de notions, à un niveau donné (système qu’il ne faut pas identifier à la synthèse théorique que peut en fournir tel auteur ou telle communauté scientifique), devient l’objet d’une réflexion (au double sens du terme), et le niveau suivant revient à construire un nouveau système qui rend compte du système précédent en l’intégrant dans un réseau plus large de coordinations. C’est l’histoire des mathématiques qui apporte les exemples les plus clairs de ce processus. Bien qu’apparemment arbitraire et soumise seulement aux nécessités de la cohérence interne, chaque construction mathématique revient à dégager les principes qui rendent raison des pratiques opératoires engendrées par la construction précédente.

Une autre idée fondamentale de l’épistémologie piagétienne est celle du cercle des sciences. Aux classifications linéaires des positivistes, Piaget oppose un schéma circulaire et interactionniste. Circulaire, puisque la mathématique, fondement des sciences expérimentales, est l’œuvre d’un sujet et doit donc être en dernier ressort « expliquée » par la psychologie cognitive. Interactionniste, parce que, en opposition à toutes les formes de réductionnisme, Piaget s’attache à montrer qu’à l’intérieur d’une science comme entre les diverses sciences le supérieur et l’inférieur s’enrichissent mutuellement. L’épistémologie de Piaget est donc un « rationalisme ouvert », qui refuse de considérer comme définitivement fixées les limites du savoir ou les limites disciplinaires.

D’autres écrits de Piaget touchent à divers domaines : sociologie, pédagogie, didactique, institutions scolaires, sans parler même des essais philosophiques de jeunesse. Ses proches collaborateurs, en se référant plus ou moins directement à ses méthodes et à son cadre théorique, explorent d’autres domaines : effets de l’apprentissage sur le développement des opérations (B. Inhelder, H. Sinclair, M. Bovet), développement linguistique (H. Sinclair), logique des actions chez le très jeune enfant (P. Mounoud), etc. Récusée par les empiristes (les néobéhavioristes en particulier), qui lui reprochent notamment de reconstruire abstraitement les processus sans les observer directement, ou par les néo-innéistes, qui lui reprochent de sous-estimer les capacités structurantes innées ou très précoces, la théorie de Piaget représente un système de faits, de notions et d’interprétations d’une exceptionnelle cohérence, et qui, malgré un apport constant de données et de perpétuels ajustements, est restée fidèle aux intuitions de départ. Cette cohérence ne va d’ailleurs pas sans irriter certains critiques, qui y voient une « rationalisation » dogmatique, trop peu soucieuse du détail des faits ou des variations différentielles et négligeant les expériences de preuve, au sens fort.

Mais Piaget lui-même se défend d’avoir construit un système clos, et ce n’est pas par fausse modestie qu’il prétend avoir seulement jeté les bases scientifiques et tracé les voies d’une psychologie opératoire et d’une épistémologie génétique, dont il disait en 1971 qu’elles « ne font que commencer ».

P. G.

➙ Enfant / Intelligence / Langage / Psychologie.