Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Piaget (Jean) (suite)

La période de 6-7 à 11-12 ans se caractérise par le « stade des opérations concrètes ». Celles-ci ne s’appliquent pas d’emblée à n’importe quel contenu (l’invariance d’une quantité de matière sous diverses déformations, affirmée à 7 ans, n’entraîne pas la certitude de l’invariance du poids-masse ni du volume au sens de l’espace occupé) ; elles présentent déjà les propriétés essentielles (réversibilité surtout, mais aussi associativité, commutativité, transitivité de certaines relations d’équivalence ou d’ordre), grâce auxquelles des inférences logiques sont possibles et qui se traduisent par des procédures cohérentes de classement, d’ordination, etc., et par des argumentations où la nécessité logique s’inscrit déjà clairement. Sériations par comparaisons systématiques, classifications hiérarchiques (où sont correctement maniées les relations de tout à partie), structures numériques élémentaires coordonnant progressivement les aspects cardinaux et ordinaux des collections dénombrables, notions variées de conservation apparaissent alors. Mais Piaget s’est attaché à montrer, en de multiples ouvrages, qu’un petit nombre de structures opératoires élémentaires suffisait à expliquer les progrès dans l’organisation des notions les plus variées : mesure, notions spatiales, temporelles et cinétiques, causalité physique, etc.

À 11-12 ans commence enfin « le stade des opérations formelles ». Ces opérations se distinguent des précédentes non seulement par leur caractère plus général, donc plus abstrait, mais surtout parce qu’elles représentent des opérations sur des opérations : construire l’ensemble des permutations de n objets, c’est sérier toutes les sériations possibles de ces objets, etc. Opérations combinatoires (qui rendront possibles l’évaluation des probabilités dans les situations de hasard, mais aussi l’organisation méthodique des hypothèses pour le raisonnement expérimental, avec dissociation des facteurs et comparaisons du style « toutes choses égales d’ailleurs »), logique propositionnelle portant sur des énoncés et distinguant le nécessaire et le suffisant sont, avec le schème de la proportionnalité, les nouveautés essentielles de cette période. La notion de proportionnalité mérite une place à part. Elle ne se limite plus désormais à l’« analogon » identifiant deux rapports qualitatifs ou numériques. Piaget, par la concordance des données et par l’analyse formelle, a montré qu’elle était un cas particulier d’une structure plus générale à double réversibilité, qu’il note sous l’appellation générique de groupe INRC : une même transformation I peut être corrigée soit par une transformation inverse N, qui l’annule, soit par une transformation différente R, qui la compense (sa réciproque) ; le « groupe INRC » associe à ces trois transformations la « corrélative » C, réciproque de l’inverse ou inverse de la réciproque. Un exemple concret simple est donné par l’équilibre de la balance à fléau, qui, détruit par une adjonction de masse d’un côté, peut être rétabli soit en jouant sur les masses, soit en modifiant leurs distances à l’axe.

Un Traité de logique (1949), réédité en 1972 dans une version amendée par J.-B. Grize (Essai de logique opératoire), formalise ces diverses structures opératoires. Mais, en dépit de son titre et de son absence de références aux données expérimentales, il ne faut pas y voir une incursion dans le domaine du logicien, ni un luxe algébrique que Piaget se serait permis en extrapolant à partir de ses travaux. « La logique, écrivait-il ailleurs, est une axiomatique de la pensée, dont la psychologie de l’intelligence est la science expérimentale correspondante. » Et, en fait, la méthode de Piaget, qu’il ne faut surtout pas réduire à ses ingénieuses techniques d’observation et d’interrogation des enfants, exige la collaboration constante d’une enquête empirique et d’une formalisation. Les modèles formels ne sont pas un résumé abstrait de la chronique des observations : ils donnent, pour Piaget, la clef de l’explication ou du moins, la préparent.


Les modèles formels

C’est en effet à travers ces modèles formels (et à travers surtout leurs règles de filiation) que l’on peut comprendre les concepts fondamentaux de la théorie psychologique de Piaget : d’abord celui de stade qui représente une structure cognitive d’ensemble et non pas un simple niveau de performance ; ensuite et surtout ceux d’intégration et d’équilibration. Piaget, dès l’origine, a repris de la biologie le double processus conjoint de l’assimilation-accommodation. Tout schème (c’est-à-dire tout type de comportement opératoire) s’incorpore le réel (assimilation) en même temps qu’il s’y ajuste (accommodation). Mais, en s’exerçant ainsi activement, les schèmes d’action ou de pensée tendent à se généraliser et, de ce fait, à se coordonner à d’autres schèmes. C’est la prise de conscience de ces coordinations, produites par l’activité du sujet, qui constitue les structures nouvelles. Ces structures ne sont pas connues comme telles du sujet lui-même : elles ne s’explicitent pas, mais se traduisent par de nouvelles règles d’action ou de raisonnement. Le formalisme dans lequel le psychologue les représente doit donc être choisi de manière à rendre compte de la hiérarchie, empiriquement attestable, des structures de comportement, qui, à chaque niveau, intègrent les structures du niveau précédent. Mais ce que les modèles formalisent en structures, ce sont les états d’équilibre successifs de la connaissance en perpétuel devenir. Reste alors à interpréter, formellement et causalement, le mécanisme même de l’équilibration. Piaget s’y est essayé à plusieurs reprises et y travaille encore. Il n’est guère possible de donner ici un aperçu de ces tentatives, qui ont emprunté successivement à la biologie, à la théorie des jeux, à la cybernétique. On retiendra seulement que le processus d’équilibration doit rendre compte de l’orientation (du progrès) génétique, sans présupposer une programmation héréditaire, ni, bien sûr, un quelconque principe vital ou mental de finalité.