Pessoa (Fernando António Nogueira) (suite)
À treize ans, Fernando Pessoa commence à écrire des poésies en anglais et continuera longtemps à composer dans cette langue, concurremment avec le portugais. On connaît aussi des vers de lui en français. Après avoir débuté dans la critique littéraire en 1912, il publie, deux ans plus tard, un de ses premiers poèmes en portugais, « Paludes », d’où naîtra l’éphémère mouvement du « paulisme », forme intellectualisée du « saudosisme ». C’est au cours de cette même année 1914 que se révèlent à lui ses trois principaux hétéronymes, projections extérieures à lui-même différentes de lui-même.
Alberto Caeiro est le premier et le préféré. Homme simple, antimétaphysique, soumis à ses sensations, il se refuse à interpréter le réel :
« J’ai compris que les choses sont réelles et toutes différentes les unes des autres.
« J’ai compris cela par mes yeux, jamais par la pensée. »
Son écriture est simple, naturelle, et fait presque penser à la prose.
Ricardo Reis, latiniste teinté de grec et païen, se dit le disciple de Caeiro. Il aime la nature autant que son maître, mais il ne connaît pas la joie. Le silence des dieux et l’image anticipée de la mort l’affectent. Horace est son modèle, et son style est recherché, encombré de latinismes.
Álvaro de Campos est également un disciple de Caeiro. Ingénieur, il est nerveux, émotif et le moins intellectuel des trois. Blasé d’abord, puis chantre ardent de la cruelle trépidation des grandes cités, il finit par sombrer dans l’ennui. Auteur en prose également, il propose que les poètes se dédoublent en plusieurs personnalités, « chacune reflétant la moyenne des courants sociaux du moment ».
Lorsque Pessoa écrit pour son propre compte, il se distingue par son refus du sentimentalisme. Il vit des situations imaginaires, et ses émotions ne sont que des vibrations de l’intelligence. Il est fidèle aux symboles consacrés, et sa préférence va au vers court, à la sobriété, au rythme musical. Message (Mensagem), malgré son messianisme, ne le voit pas renoncer à sa froide lucidité :
« Sans la folie l’homme est-il autre chose
« Qu’une bête en bonne santé
« Cadavre de demain qui se multiplie. »
Sollicité par des forces divergentes, capable de les écouter et de les faire parler selon leur langage, Fernando Pessoa n’est vraiment lui-même que dans la totalité de ses individualités projetées, dans la diversité et dans la richesse dialectique de ses oppositions, dans l’impuissance à conjurer les forces irrationnelles de son univers.
R. C.
J. G. Simões, Vida e obra de Fernando Pessoa (Lisbonne, 1950 ; 2 vol.). / A. Guibert, Fernando Pessoa (Seghers, 1960).